Mabiala-Ma-Nganga dans l’histoire de la résistance à la pénétration coloniale au Congo (1892-1896)
Mabiala-Ma-Nganga in the history of resistance to colonial penetration in Congo (1892-1896)
Etanislas NGODI
Résumé
En quatre ans de guérilla (1892-1896), Mabiala-Ma-Nganga est le grand chef qui a mené la plus longue résistance armée au Congo contre l’envahisseur européen. C’est le souvenir qu’il a laissé dans l’imaginaire collectif. Il apparaît comme un libérateur des populations congolaises de la domination coloniale. Bien que le colonisateur le considère comme un « bandit de grand chemin», l’homme intervient dans un contexte de destruction des royaumes, de désorganisation politique et d’anarchie sociale engendrée par la colonisation. Cette étude biographique autour de la personne de Mabiala Ma Nganga, met en exergue les différentes phases de son combat (naissance, faits de résistance, mort et ses conséquences). L’article met l’accent sur les points suivants: les conquêtes et brutalités coloniales sur la piste des caravanes, la lutte de Mabiala Ma Nganga et les expéditions militaires et l’héritage de cette figure de la résistance dans l’histoire politique du Congo.
Mots-clés : Mabiala-Ma- Nganga, Congo français, Colonisation, Mission, Marchand, Résistances
Abstract
In four years of guerrilla warfare (1892-1896), Mabiala-Ma-Nganga is the great chief who led the longest armed resistance in the Congo against the European invader. This is the memory he left in the collective imagination. He appears as a liberator of the Congolese populations from colonial domination. Although the colonizer considered him as a “highwayman”, the man intervened in a context of destruction of kingdoms, political disorganization and social anarchy generated by colonization. This biographical study of Mabiala Ma Nganga highlights the different phases of his struggle (birth, acts of resistance, death and its consequences). The article focuses on the following points: colonial conquests and brutalities on the caravan trail, Mabiala Ma Nganga’s struggle and military expeditions, and the legacy of this resistance figure in the political history of Congo.
Keywords : Mabiala-Ma-Nganga, french Congo, Colonization, Marchand, Mission, Resistance
Introduction
La lutte anticoloniale est considérée comme une histoire oubliée dans la sphère historique du Congo et reste ancrée dans la mémoire collective des populations. Durant des décennies, l’histoire des résistances à l’ordre colonial a été dominée par des récits d’opérations militaires, à travers une littérature chantant les gloires coloniales. Le sentiment de révolte contre l’envahisseur blanc qui entendait étendre sa domination provoqua des mouvements de contestation à l’occupation coloniale d’une part et de l’autre la répression farouche au moyen des armes et de la force jusqu’à l’anéantissement de l’adversaire et l’acceptation de l’ordre colonial. Un peu partout, dans les colonies, les populations résistèrent face aux abus des compagnies concessionnaires, le code de l’indigénat, l’impôt de capitation, le travail forcé et la soumission.
Plusieurs figures de la résistance à la conquête et domination coloniales ont émergé en pleine période de conquête coloniale en réaction à cette idéologie impérialiste. C’est le cas de Mabiala Ma Nganga, Boueta Mbongo, Obambe Mboundzé, Egnimba-ni-Ndza, etc. Les archives coloniales sont muettes sur leur contribution à la résistance anticoloniale. C’est donc à juste titre qu’il nous semble opportun de faire une relecture du combat de Mabiala Ma Nganga, considéré comme une figure controversée et précurseur de la résistance à la pénétration et l’occupation coloniales.
La revue documentaire sur les résistances à l’intrusion coloniale au Congo a fait l’objet des travaux de réflexion et de recherche. Plusieurs auteurs ont analysé le mouvement de résistance des Apfourou sur l’Alima (Gassongo 2017 : 138-139 ; Itoua-Ngaporo 2019 : 89), les foyers de résistance dans le pays mbosi et des confluents entre 1907 et 1912 (Obenga 1976 : 71-72 ; Engambe 2016 : 108). Dans la partie sud du pays, quelques travaux permettent de comprendre les enjeux des résistances à l’intrusion coloniale (Ngodi 2016 : 83-97). La figure emblématique de Mabiala Ma Nganga a fait l’objet des travaux de recherche (Gandola 2022 : 191-201 ; Kinata 2005 : 63; Mantot 2007 : 17). En s’appuyant sur les archives de la mission française du «Congo-Nil», quelques écrits permettent de reconstituer les enjeux de la mission Marchand et les épisodes de la résistance de Mabiala Ma Nganga sur la piste des caravanes (Castellani 1898 : 181-182)
La problématique de cette recherche s’articule autour de l’interrogation suivante : comment dans un contexte de totale domination et d’asservissement des Africains (Indigènes), Mabiala Ma Nganga est-il arrivé à s’opposer farouchement à l’entreprise coloniale, soulevant le courroux, la riposte fatale du colonisateur ? Résoudre cette problématique reviendrait à décrire le contexte et la personnalité de Mabiala Ma Nganga d’une part, à évoquer ses faits de résistance et la riposte des Européens d’autre part, de même qu’à tirer les enseignements de cette résistance pour la postérité. Le travail se décline ainsi en trois points qui sont les suivants: le premier a trait au contexte de vie de Mabiala Nganga et à sa présentation, le second à sa résistance et à la riposte coloniale qui s’en suit, enfin, le troisième se penche sur l’image que Mabiala Ma Nganga laisse à la postérité.
1. Mabiala Ma Nganga : le contexte de son avènement et sa présentation
Deux points constituent l’ossature de cette partie. Il s’agit de l’analyse du contexte dans lequel Mabiala Ma Nganga a fait son irruption à la fin du XIXe siècle et la présentation de cette figure controversée de la résistance à la pénétration coloniale au Congo français.
1.1. Le contexte colonial de son avènement : les affres du partage sur la piste des caravanes
Pour mieux comprendre les motifs d’indignation de Mabiala Ma Nganga, il importe de rappeler le contexte politique de la fin du XIXe siècle, marquée par l’abolition du commerce de « l’ébène noir» (l’esclavage) par les traités de 1831 et 1833 et les missions d’exploration menées par les grandes puissances coloniales en quête de nouveaux territoires pour l’affirmation et l’accomplissement de leur suprématie. La France et l’Angleterre principalement, grâce aux explorateurs Livingstone et Pierre Savorgan De Brazza se trouvèrent maîtres de plusieurs territoires, du Golfe de Guinée à la Mer Rouge et de la Méditerranée au Cap. Elles renforcèrent leur pénétration en multipliant les missions d’exploration et de conquête au nom du «droit du premier occupant» et au mépris des populations locales.
Pour la France, Pierre Savorgnan De Brazza, homme de charisme chantre de la pénétration pacifique sillonna l’Afrique équatoriale, de l’embouchure de l’Ogooué à celle du Kouilou en passant par le Congo sur sa rive droite et ses affluents entre 1875 et 1883. Au travers d’une politique généreuse de l’offre de ballots d’étoffes et de perles, il signa des traités avec les peuples de ces contrées, permettant à la France de s’adjuger d’immenses territoires en Afrique équatoriale.Le but avoué de la conquête coloniale étant sans doute d’établir un système global, politique, militaire et culturel; assurer la pérennité en procédant à l’élimination des foyers de résistance et la mise en place des mécanismes administratifs, juridiques à caractère répressif en vue d’une exploitation des ressources naturelles au profit de la métropole (Bah 2015 : 73). Au cours de cette période, le Congo sera au centre des ambitions des puissances coloniales, animées par la volonté d’assurer la conquête, la domination et l’exploitation de la colonie. Les protestations et révoltes sociales apparaissant à la fois amorcées et masquées dans des revendications religieuses, protestations politiques et contestations sociales.
A la fin du XIXe siècle, la piste des caravanes constituait la véritable colonne vertébrale de l’occupation française en Afrique centrale. Elle permettait non seulement d’assurer la liaison entre la côte Atlantique et la station française de Nkuna Ntamo (Brazzaville), mais aussi d’espace de transit de la mission Marchand à partir de 1896. Des milliers d’hommes sillonnaient dans les deux sens de la piste des caravanes, pour convoyer les marchandises commandées d’Europe par les factoreries de l’intérieur et pour évacuer les richesses de tout le bassin du Congo vers la Côte Atlantique. Toutefois, la réquisition des porteurs s’imposait, au regard du manque des voies de communication. Le portage assuré exclusivement par les gens de la Côte cachait mal l’insuffisance des moyens financiers mise en œuvre par les explorateurs. Les porteurs étaient organisés en convois couramment désignés sous le nom de « caravane ». L’importance numérique des effectifs dépendait du volume et de la longueur du trajet à parcourir. Dans le cas de la liaison de la côte atlantique avec Brazzaville, on distingua deux cas : la voie Libreville à Franceville en passant par l’Ogooué puis l’Alima au fleuve Congo et la voie Loango à Brazzaville, avec une étape intermédiaire Loango-Loudima.
Les conditions difficiles de portage entrainèrent des actions de pillages, de vols et de rébellions de la part des populations indigènes. Les caravanes furent souvent arraisonnées et pillées et les porteurs de Loango abandonnant les colis prenaient la fuite en cas d’alerte ou d’attaques. Très vite, les recrutements des porteurs dans le Loango devinrent difficiles à effectuer (Moukoko 1999 : 45). Les désertions étaient bien nombreuses à cause des charges souvent trop lourdes qui rendaient trop pénible ce portage fait essentiellement sur la tête sur toute la route de Loango à Brazzaville :
Les dernières informations de Loango m’ont appris qu’une caravane de cent cinquante-trois porteurs, organisée par deux agents européens de la maison Daumas, Béraud et Cie, était partie le 6 février pour Brazzaville. En vue d’éviter les désertions qui se produisent habituellement dans les caravanes organisées par les négociants, l’administrateur principal a réuni devant la résidence tous les porteurs munis de leur charge et leur a donné, par l’intermédiaire de son interprète, les avertissements les plus sévères. Il y a lieu d’espérer que cette fois, les fuyards seront peu nombreux. (Rapport de Chavannes, CAOM, Gabon-Congo I30).
Ces désertions des caravanes étaient devenues un problème majeur dans le Congo-français. En effet, la pénétration française sur la côte et l’intérieur de la colonie du Congo français avait été facilitée par les Loango et les Teke qui étaient déjà en contact avec les Européens depuis des siècles. Dans ces zones qui vont de Mvouti (Loango) à Brazzaville, les indigènes avaient toléré jusqu’ici le commerce de traite (esclaves, étoffes) se déroulant le long de la piste des caravanes.
La France, en rivalité avec l’Angleterre, rêve d’un empire qui drape le continent d’une mer à une autre. Les Anglais voulant créer un bloc impérial allant du Caire au Cap (projet impérial immortalisé par la fameuse image d’Épinal représentant la figure titanesque de Cecil Rhodes enjambant la carte de l’Afrique, du nord au sud), les Français, eux, ambitionnent d’établir un axe Atlantique-mer Rouge. Les deux contendants croiseront le fer à Fachoda. Là, comme on le sait, se brise le rêve français. Pour arriver à Fachoda, il faut passer par le Congo. La France missionne, dans le plus grand secret, le Commandant Jean-Baptiste Marchand, dont les faits d’armes dans la pacification du Soudan français lui valent la confiance du gouvernement (Gondola 2021 : 193).
Longtemps limité sur les côtes et quelques lignes commerciales intérieures, les puissances coloniales renforcèrent leur pénétration en multipliant les missions d’exploration et de conquête au mépris des populations locales. Seulement après le passage de ces paisibles explorateurs aux discours pacifique et philanthropique succédaient les fonctionnaires coloniaux enclins à l’hégémonie et à la recherche des profits. Mabiala Ma Nganga intervient dans un contexte marqué par la politique coloniale de pacification et de soumission des peuples hostiles. Les grands traits de ce système sont entre autres : le travail forcé, les razzias, les enrôlements sous la menace de fusils, la duperie des traités coloniaux. Mais qui est Mabiala Ma Nganga ?
1.2. La présentation de l’homme : Mabiala Ma Nganga
Les origines géographiques de Mabiala Ma Nganga restent une énigme et son portrait très complexe. D’après la tradition orale, Mabiala Ma Nganga (guérisseur des affections.), tire son nom de ses connaissances des secrets des plantes médicinales. Il aurait eu comme épouse Mama Ngunga mais aucune précision n’est donnée sur son âge et sa progéniture.
L’on connait très peu de choses sur la vie de ce nationaliste de première heure. Sur la base des documents historiques disponibles évoquant le personnage, il est établi que Mabiala Ma Nganga fut le Chef suprême du territoire Nsundi, ancienne province du Royaume Kongo. Les Nsundi sont une composante du peuple Kongo, occupant l’immense territoire chevauchant les départements de la Bouenza et le Sud du Pool, abandonné par les tribus tékés, peuples d’instinct commercial très développé, attirés vers les grandes lignes commerciales à savoir les cours d’eau. La notoriété et l’influence de ce chef traditionnel territorial découlent de sa maitrise des sciences médicales achevées, au-dessus de tous. Mabiala Ma Nganga fait son autorité comme médecin, maitre de l’occultisme. Il est crédible et requis par les familles vivant sur les territoires mikengué, banhangala et au-delà. (Kaya Diambou et Mabouana Ma Makanga 2021 : 17-18).L’espace mikengue, dont Mabiala Ma Nganga est natif s’étend du confluent Niari-Bouenza jusqu’à Bangou dans le Pool. Parallèles aux Mikengués, les Bahangala s’étendent de Loulombo à Mindouli jusqu’à Mpassa. Il avait autorité sur plusieurs chefs de village nsundi, notamment: Missitou (Lilemboa), Mabala (Makabandilou), Mayoké (Fulembao) et Tansi (Kimpanzou).
Mabiala Ma Nganga contrôlait le commerce et prélevait des taxes de transit sur toutes les marchandises des commerçants locaux et européens. A la tête d’une contrée agricole densément peuplée et riche en minerais (cuivre), il refusa catégoriquement que les populations locales travaillent en servant de porteurs au profit des commerçants européens. Il comptait bien garder la haute main sur le commerce avec les nouveaux venus européens qui s’étaient implantés dans la région.
Les conquérants français traversant la zone où Mabiala Ma Nganga détenait une caution morale incontestablement inestimable, brillaient par des comportements rétrogrades, tels le portage, les brutalités, tueries, spoliations et humiliations de toute sorte. C’est dans cet espace géographique qu’il apparut comme le porte-parole des sans voix.
Pour l’Administration coloniale, Mabiala Ma Nganga apparait comme un fourbe, un brigand auteur de plusieurs crimes impunis, un coupeur de route, détrousseur de caravanes, qui n’utilisait son intelligence qu’au mal, attiré par les richesses qu’il voulait s’approprier au moyen d’une ruse qui consistait à créer une révolte qui se terminait par des palabres dans lesquelles après avoir morigéné le coupable on lui redistribuait des cadeaux avec une certaine générosité. Kaya Diambou et Mabouana Ma Makanga (2021 : 3) écrivent à ce sujet :
Tenez, ces professionnels de l’histoire truquée peignent l’illustre Mabiala Ma Nganga comme un ignoble et abject pillard, pour avoir, comme tout combattant pris le butin de guerre sur l’agresseur en déroute ou occis. Ce portrait calqué des archives coloniales dédouane les colonialistes du sort cruel et sanguinaire qu’ils lui ont infligé : asphyxié, décapité et dépecé.
Ainsi, c’est le sort macabre qui fut réservé à Mabiala Ma N’ganga suite à sa résistance à l’ordre colonial Cette résistance et ses conséquences sont abordées ci-dessous.
2. De la résistance de Mabiala Ma Nganga à la prise fatale européenne
Dans cette partie, nous analyserons dans un premier temps la résistance proprement dite de Mabiala Ma Nganga, puis dans un second temps, nous traiterons de la riposte fatale européenne contre le mouvement qu’il avait mis en place à partir de 1886.
2.1. La résistance proprement dite
A travers la relecture de l’histoire des mouvements de résistance à la pénétration, la conquête et la domination coloniale au Congo, Mabiala Ma Nganga, est assurément le résistant sur lequel l’Administration coloniale s’est acharnée le plus. Il a organisé un mouvement de résistance contre l’occupation coloniale, en compromettant les missions d’exploration, à travers des actes de sabotage et de guet-apens, le long de la piste des caravanes, entre Comba et Mindouli. Il est important de s’interroger sur les motivations ayant suscité l’hostilité de Mabiala Ma Nganga face aux colonnes militaires coloniales.
A la fin du XIXe siècle, les puissances coloniales renforcèrent leur pénétration en multipliant les missions d’exploration et de conquête à l’intérieur des terres congolaises. Les missions dites de pacification ne tenaient leur réussite que par l’enrôlement massif des noirs et de leur maintien comme porteurs sur des pistes inconnues et dangereuses. La réquisition des porteurs sera ainsi à l’origine du soulèvement de ce chef du territoire. En effet, l’Administration coloniale touchée par la baisse des effectifs des porteurs et de la désertion de plus en plus fréquente sur la piste des caravanes avait décidé de recourir à la répression des porteurs en pays hangala et nsundi. Mabiala Ma Nganga, s’était érigé contre l’autorité coloniale qui refusait jusqu’alors de payer le péage que celui-ci avait prescrit à toute colonne de portage qui traversait son territoire. Sur les conditions de recrutement des porteurs, un membre de la mission Marchand note :
On les recrute d’abord en leur faisant miroiter l’avantage de travailler pour le Blanc. On les paye en étoffe, en perles, en liqueur frelatée. Quand ils ne mordent pas à l’appât de ce gain modique et sordide, ou qu’ils s’échappent en abandonnant leur charge, on se met à leur poursuite; on fusille ou on pend ceux qu’on rattrape. Si les villageois s’enfuient pour se réfugier dans les forêts environnantes, on met le feu à leur village. Et les voilà qui accourent et sortent de la brousse pour sauver ce qui reste de leurs biens (Galland 1900 : 49).
Ces pratiques ne pouvaient être acceptées par Mabiala Ma Nganga qui se présentait comme un « adversaire redoutable » sur la piste des caravanes. Il représentait un danger permanent et mortel, l’obstacle majeur qui entravait la marche du progrès colonial en Afrique centrale (Guétant 1899 : 39).
À partir de 1891, Mabiala Ma Nganga, lésé par l’intrusion européenne et le passage incessant sur son territoire de caravanes de porteurs, entreprend de faire échec au projet colonial français. Pour lui, la soumission des autres chefs et la cession de leur territoire sous la « protection » du drapeau français présageaient la fin d’un monde et inauguraient un nouvel ordre qui minorisant les chefs de tribu et de terre. Ce nouvel ordre s’installait insidieusement et la piste des caravanes lui servait de conduit (Gondola 2021 : 196). En réaction aux razzias, plusieurs caravanes furent attaquées par les résistants locaux. C’est le cas de l’assassinat le 18 novembre 1892 de Mourier Laval, un administrateur en poste à Comba. L’Administration coloniale ne pouvant laisser cet acte impuni décida de le châtier. Mabiala Ma Nganga prit lafuite, cependant les nombreux échecs essuyés par l’Administration coloniale pour sa capture ne firent qu’accroitre son prestige déjà considérable. Hantée par l’ombre d’un Mabiala Ma Nganga vivant, la route des caravanes Brazzaville -Loango était réputée dangereuse voire impraticable. Certains témoins expliquent que la route de Loango à Brazzaville était devenue impraticable et dangereuse pour les caravanes, aussi bien pour les porteurs noirs que pour les Européens […], par suite des exactions, brutalités, vols, et quelquefois assassinats, dont ils étaient les victimes de la part des chefs des villages, qui les rançonnaient à leur aise (Galland 1900 : 85).
L’Adjudant De Prat, chef de poste de Comba, explique comment la résistance de Mabiala Ma Nganga avait éclaté :
Les indigènes de la région Comba-Brazzaville qui crurent voir dans cette installation téléphonique un fétiche des Blancs pour empêcher la pluie de tomber, volèrent les isolateurs, croyant ainsi conjurer le mauvais esprit. Monsieur Dolisie, le Gouverneur, en passant dans le village de l’un des principaux chefs, voulut punir celui-ci en lui enlevant la batterie de son fusil à piston, promettant de la lui rendre lorsqu’ils auront restitué les isolateurs volés. Aussitôt après le départ du lieutenant-gouverneur, le chef Mabiala Ma Nganga fit parvenir au chef de poste de Comba, que si la batterie ne lui était pas rendue aussitôt, il arrêterait toutes les caravanes et les courriers. Sans même attendre la réponse, ce chef mit sa menace à exécution. Il arrêta effectivement le premier courrier qui passait et ne le rendit qu’en échange de la batterie qui lui avait été envoyée; en outre il demanda plusieurs ballots de tissu en compensation des dommages causés. C’était en un mot un acte de rébellion ouverte qu’il commettait. N’ayant pas reçu de réponse à ses demandes extravagantes, il massacra les deux premières caravanes loango qui passaient et s’appropria les marchandises qu’elles transportaient (Kibiti 2006 : 54-56).
Mabiala Ma Nganga et ses hommes s’en donnent à cœur joie, pillent à volonté et amènent tout ce butin dans leur caverne d’Ali Baba. Après la neutralisation de la ligne télégraphique Loango-Brazzaville et le pillage des isolateurs en mai 1896, Mabiala Ma Nganga ne disposant certainement ni d’assez d’armes et hommes pour monter une résistance organisée, usa des guets-apens, stratagèmes et sabotages (Gondola 2021 : 195 ) raconte :
Il tend ses filets partout, détrousse à la Robin des bois, sortant de la forêt, des mises en scènes et des stratagèmes pleins sa besace. Il feint, par exemple, de secourir des porteurs mis en péril par des tribus sanguinaires, en surgissant avec son gang sur le lieu du crime au moment où le tranchant des sagaies caresse la gorge tendue des porteurs terrifiés tandis que d’autres sont mis en joue. Il devient même impossible pendant plusieurs mois, de mettre en route une seule caravane sans que celle-ci abandonne ses charges à quelques kilomètres de Loango. Pendant près d’un an, entre 1895 et 1896, près de 6 000 colis destinés à la colonie déshéritée du Haut-Oubangui (qui compte Bangui comme chef-lieu) languissent dans les entrepôts de Loango.
Il est reconnu dans l’imaginaire social des populations mikengué que Mabiala Ma Nganga avait organisé la résistance à l’occupation coloniale française sur la rive droite du Niari. Il installa des campements dans la forêt de Songo, sur le terroir du lignage mindinga. Des combats mémorables se déroulèrent, d’une part à Tori, terroir du lignage bakoungou et d’autre part à Kindinga, terroir du lignage mindinga. Lors des combats, Mabiala Ma Nganga et ses hommes récupéraient les butins sur l’ennemi en déroute, en le redistribuant aux populations (Kaya Diambou 2021 : 17).
La ferveur populaire que suscitaient ses exploits, ses fétiches protecteurs qui partout semaient l’effroi, saturaient la conscience populaire ne parvinrent pas à la reddition de l’adversaire. Il n’avait cependant pas réussi à imposer à la colonisation un large mouvement de rébellion armée. Il échoua à faire rallier les autres chefs de tribu dans une société fracturée par des divisions tribales et claniques que les Français s’empressèrent d’exploiter et d’exacerber. Ne pouvant plus compter sur le soutien des populations de la rive droite du Niari, et avec la défection de plusieurs bras redoutables, Mabiala Ma Nganga franchit le fleuve avec ce qui lui restait de forces engagées et motivées. Au nombre de ses intrépides compagnons, les plus vaillant et fidèles, il y a : Mpoko de Mpassa, Kiyala de Tori, Massaka de Kinguembou et l’amazone ngunga (Kaya Diambou 2021 : 19). Dans la mémoire collective, Ngunga, femme d’une extrême force, était investie dans les plus redoutables rites de combat. Elle se battait aux côtés de Mabiala Ma Nganga avec un héroisme qui marquait, l’admiration de ses frères d’armes. C’est elle qui préparait les potions, les talismans qui rendaient les combattants invulnérables et invisibles. La tradition témoigne que : « lorsqu’elle armait un fusil, les cartouches étaient inépuisables et le soldat pouvait mitrailler l’ennemi sans arrêt, une journée entière. » (Kaya Diambou 2021 : 19). La puissance mystérieuse, allusion faite aux fétiches de guerre de Mabiala Ma Nganga et Ngunga, donna aux colonisateurs, le sentiment d’affronter des bataillons, alors qu’il ne s’agissait que d’un petit groupe d’hommes courageux autour de ces résistants. Il n’est donc pas excessif de parler de vrais combats épiques. Toutefois, la puissance de feu du colonisateur finit par vaincre cette résistance.
2.2-La riposte fatale européenne (coloniale)
Face à l’intransigeance de Mabiala Ma Nganga d’empêcher les commerçants européens d’acheminer les produits manufacturés sur la piste des caravanes, des mesures furent prises par les troupes coloniales en vue de pacifier la zone et parvenir à la reddition du résistant. Les agissements et désordre des populations indigènes sur cette route au cours des années portaient un coup fatal à l’entreprise coloniale. Des répressions sévères devaient être affligées à ce chef et à son peuple.
Le mouvement de Mabiala Ma Nganga rendait difficile l’accomplissement de la mission Fachoda, confiée au Commandant Marchand en 1896 et destinée à laver l’honneur de la France après la perte de l’Égypte, à compromettre les projets de l’Angleterre visant à réunir ses territoires du Cap au Nil, en occupant le premier les territoires non contrôlés du Sud Soudan. C’est par le Congo que le Commandant Marchand entreprit de rejoindre le Nil puis les concessions françaises de Djibouti sur la Mer Rouge pour couper l’herbe sur les pieds des Anglais (Galland 1900 : 49). En dépit des tourments sur la piste des caravanes, occasionnés par la révolte généralisée, il se résolut à la rouvrir. Lorsqu’une partie de la mission Marchand fait escale à Libreville, le 22 mai 1896, la nouvelle de la rébellion de Mabiala Ma Nganga est déjà sur toutes les lèvres. On le croit invincible grâce à ses fétiches qui font trembler ses adversaires y compris les Français. Qu’il reste impuni pour ce crime et surtout qu’il continue à éluder les expéditions punitives que les Français organisent contre lui, finit par convaincre la population de son invulnérabilité. On le croit à Coumba, à 90 kilomètres de Brazzaville, mais il disparaît pour réapparaître où on l’attend le moins et contrecarrer les projets de pénétration coloniale.
En s’imposant comme un opposant à la conquête coloniale au Congo français, Mabiala Ma Nganga apparaissait comme une menace à la présence française sur le sol congolais d’une part, et pour la sécurité des miliciens et des porteurs (Ngodi 2016 : 87). Il s’imposait la nécessité de renforcer les effectifs européens et troupes indigènes afin de terroriser par la peur des fusils et des baïonnettes (Baratier 1923 : 12).
Dès son arrivée à Loango, le 23 juillet 1896, accompagné du capitaine Baratier, de Germain, des lieutenants Simon, Mangère, Largeau, Fouque et du docteur Emily, le Commandant Marchand espérant gagner au plus vite Brazzaville, se dépêcha vers Loudima avec une cohorte de 150 tirailleurs et 500 porteurs Loango enrôlés de force. De Loudima, il prit la décision d’en finir avec la comédie, il s’agissait, écrivait-il dans ses lettres, « de montrer à tous ces gens-là que c’en est finit de rire.» (Baratier 1923). Sa principale mission consiste à nettoyer (le terme est de Marchand) le pays nsundi et réorganiser le portage en obligeant les riverains de la route, vaincus ou non, à porter les charges.
Après avoir obtenu de Pierre Savorgnan De Brazza les pleins pouvoirs civils et militaires sous la pression des compagnies concessionnaires, le Commandant Marchand décréta le 18 aout 1896, un état d’urgence dans toute la contrée comprise entre la côte et Brazzaville. Des centaines de tirailleurs sénégalais se répandent dans le pays comme des sauterelles et mettent toute la région en coupes réglées. Avec son équipe dont les acteurs principaux étaient le Capitaine Baratier, le Lieutenant Mangin, l’Adjudant de Prat et le Sergent Dat, il organisa la traque de Mabiala Ma Nganga et ses complices. Le texte que Brazza signe est sans équivoque :
Je vous confère toute autorité et tout pouvoir sur la région qui commence à Comba et finit à trois jours de marche de Brazzaville ; vous donne la faculté de poursuivre les indigènes, partout où ils se réfugieront jusqu’à ce qu’ils viennent à soumission ; je place sous votre commandement direct le personnel du poste de Comba et celui qui vient d’être envoyé dans cette région : 500 miliciens sous le commandement du chef de la station, 70 hommes dirigés par l’agent auxiliaire Leymarie, en plus de ceux qui ont été envoyés soit de Brazzaville, soit de Loudima. Vous aurez de même à vos ordres le détachement de 30 miliciens du chef de poste Goujon (CAOM, Gabon-Congo II, 13 d).
La traque est lancée face aux résistants. On prend les femmes et les enfants des insurgés en otage jusqu’à ce que les chefs se rendent et subissent une justice implacable. Une lettre de Caffaud, chef de poste chargé de la station de Brazzaville, révèle non seulement que les combats débutèrent le 15 septembre 1896 et que les populations courageuses, ont opposé une grande résistance :
La colonne composée de soixante tirailleurs, sept miliciens et quatre Blancs, fut assaillie depuis le matin jusqu’au soir et à l’avant-garde comme au centre et à l’arrière-garde par des indigènes tirant de la brousse à vingt pas et que les feux de l’avant-garde ne réussirent pas à déloger : deux miliciens et deux tirailleurs furent grièvement blessés. En outre, je pus constater que les indigènes possédaient des armes de précision et ce, par le sifflement des balles. (CAOM, Gabon-Congo, XII 23 bis).
La première attaque fut portée sur Mabiala Kinké, lâchement assassiné le 17 septembre 1896 alors qu’il venait négocier la libération de sa famille prise en otage au matin du 10 septembre par Baratier après le pillage et l’incendie de Balimonéké. La stratégie s’avérant payante, Marchand et toute son équipe procédèrent de la même façon pour traquer les autres chefs Bassoundi : rapt et incendie pour contraindre les locaux à la trahison. Ainsi après l’attaque de Makabandilou, son chef Mabala capitula et se rendit auprès du Capitaine Baratier le 1er octobre 1896.
Le 20 octobre sur les renseignements d’un traitre, le Commandant Marchand fut informé de la retraite de Mabiala Ma Nganga restée introuvable depuis quatre années. Il dépêcha le Capitaine Baratier vers la trouvaille en compagnie d’un guide enrôlé sur menace de mort. A la tête d’une troupe de vingt (20) tirailleurs, il assiégea la fameuse retraite de ce chef intransigeant. Malgré le siège, Mabiala Ma Nganga refusa de capituler et résista farouchement en tuant ou blessant cinq (5) tirailleurs. Baratier et Marchand n’eurent pour seule solution d’en venir à bout qu’en dynamitant la caverne. D’après certains témoignages, il fut surpris par l’arrivée de l’armée coloniale et trouva la mort, suite à une dynamite jetée dans une grotte où il s’était réfugié. Sa tête fut tranchée, et exhibée le long de la piste des caravanes par l’expédition française. Marchand réserva à la dépouille de Mabiala Ma Nganga, le traitement le plus répugnant. Il ordonna de lui trancher la tête et d’aller promener le trophée sinistre, monté sur la pointe de la baïonnette, de village en village, pour l’exemple, jusqu’à ce que méconnaissable et putrescente elle termine sa procession macabre sur la tombe de Mourier Laval (Matha 2004 : 33). L’élimination de Mabiala Ma Nganga revêt pour le Commandant Marchand, une satisfaction personnelle, le triomphe de la technologie et de l’organisation européennes sur la superstition et la barbarie africaines. Il fallait prouver aux indigènes que leur grand chef n’était pas invulnérable et que ses fétiches ne pouvaient faire le poids devant les armes des Blancs. La mort de Mabiala Ma Nganga, c’est finalement casser le verrou qui empêchait la France de prendre possession de toute la région car cette « disparition peut assurer le calme de la colonie» (Baratier 1923 : 77).
Marchand raconte dans ses lettres la fin tragique de Mabiala Ma Nganga en ces termes:
Je reviens de mon voyage. Le 21 octobre je quittai Kimbédi pour Balimounéké où la garnison tout entière de miliciens s’était révoltée contre son chef Fredon. La question liquidée en cinq secondes et connaissant par rapport d’espions (et le désir des populations de voir finir la guerre) le refuge de Mabiala Miganga, le meurtrier de Laval, je donnai l’ordre d’attaquer le 23 au matin. C’est jusqu’à présent la plus grosse affaire de la campagne et qui a été un moment assez dramatique. L’affaire fut plus sérieuse que je ne l’avais supposée et un moment j’ai eu de l’inquiétude. Réfugié avec ses derniers partisans dans une vaste grotte (entrée très difficile) naturelle creusée dans une colline calcaire, il nous a tenu tête pendant 3 heures et m’a mis 6 tirailleurs à terre dès le début. Il a fallu que je le fasse enfumer. Il a péri avec toute sa famille et ses derniers partisans après une belle défense. J’ai fait prendre sa tête qui a été déposée à Comba, près de la tombe de Laval ; 5 photographies ont été prises (Baratier 1923 : 67).
Selon la mémoire collective, un paralytique, demeuré anonyme, tel est le sort des félons, avait trahi les résistants. Après une bataille, Mabiala Ma Nganga et les siens se reposaient habituellement dans une grotte dérobée, à Minguengue, située entre Loulombo et Kikembo (Comba).C’est là que, les résistants furent attaqués mortellement (Kaya Diambou 2021 : 19).
Dans une autre version rapportée par la tradition orale, il est mort glorieusement, les armes à la main, au service de sa patrie. En effet, assiégés, Mabiala Ma Nganga et ses lieutenants résistèrent pendant près de six heures de combat. Ils usèrent de tirs à chevrotines et abattirent des tirailleurs sénégalais. Les officiers français décidèrent alors de dynamiter et enfumer la grotte. Deux heures plus tard, les cadavres de Mabiala et de ses principaux fidèles sont retirés de la grotte brûlante. La supériorité militaire se vérifia, étant donné que c’est à l’aide d’une dynamite que l’on eut raison de ce généralisme et de ses frères. Le reliquat des troupes du défunt essaya en vain de poursuivre les combats, mais fut éliminé progressivement par les positions françaises. Ainsi fut-elle pacifiée, mais la résistance gagna désormais le cœur des populations du Pool et ses environs. La lettre d’un sous-officier de l’expédition datée de Tambourah du 27 Août 1897 en témoignent largement :
Je ne me suis guère amusé avec ses 200 porteurs que nous avions pris de force et qui cherchaient à s’échapper à la moindre occasion. On avait beau fusiller ou prendre ceux qu’on rattrapait, les autres essayaient quand même et quelqu’un réussissait tout le temps. Alors les charges seraient restées en arrière, si je n’avais pas eu la patience d’aller dans les villages voisins, avec quatre ou cinq tirailleurs, pour ramasser les hommes ou les femmes qu’on y trouvait ; on leur plaçait 30 kilos sur la tête, et je continuais la route avec toutes les charges ; parfois le monde abandonnait le village; je mettais le feu à une ou deux cases ; généralement le moyen était bon, tout le monde revenait ; on faisait attacher le chef qui était obligé de donner des esclaves pour enlever les charges (Guétant 1899 : 44).
Le 28 octobre, le Lieutenant Mangin attaqua les villages de Missitou et Mayoké, Fulembao et Lilemboa, qui s’enfuirent se réfugier chez le Batékés. Cette traque continua dans toutes la contrée jusqu’aux voisinages des villages Tékés. Sur fond de prises d’otages, les chefs Tékés furent contraints de livrer les deux fugitifs qu’étaient Missitou et Mayoké. Le premier, Missitou, fut fusillé le 27 novembre et quelques jours plus tard, Mayoké tomba aux mains de l’adjudant Prat. Suite à cette rafle la révolte s’étendit jusqu’aux abords de la Loufoulakari à Kimpanzou tenue par le dernier des fidèles de Mabiala Ma Nganga, le Chef Tansi qui au matin du 10 décembre, attaqua et blessa le Sergent Mottuel et 5 de ses complices. Le 12 décembre, Mangin est appelé en renfort en vain, l’arrivée du Commandant Marchand le 16 décembre ne changera rien. Le dernier assaut sur Kimpanzou trouvera son succès avec le dernier concours du Capitaine Baratier le 21 décembre, brulant tous les villages autour du Tila Voula, le plus grand marché du Sud (Gondola 2021 : 199).
Au regard des péripéties de la lutte menée par Mabiala Ma Nganga face aux troupes coloniales, quelles leçons peut-on tirer de cette expérience de contestation de l’ordre colonial imposé à la fin du XIXe siècle au Congo?
3. Mabiala ma Nganga dans la postérité
Dans la mémoire collective, Mabiala Ma Nganga reste un héros, un martyr et un résistant opposé au travail forcé et aux abus des expéditions coloniales. Durant quatre années, il lutta contre les atrocités coloniales, en compagnie de ses vaillants hommes. Avec sa mort, l’espoir s’était éteint et l’espérance vacillant comme la flamme d’une bougie sous la tempête (Kaya Diambou 2021 : 21). Il sera question dans cette dernière partie, de présenter les leçons apprises de la lutte de Mabiala Ma Nganga et analyser l’héritage de ce dernier dans le champ de la contestation à la pénétration coloniale au Congo.
3.1. Les leçons de vie du résistant
Les résistances anticoloniales en terre congolaise ont engendré de nombreux conflits entre les villages et au sein des familles qui avaient accepté de collaborer avec l’Administration coloniale. La plupart du temps, les administrateurs coloniaux passaient souvent par le truchement de certains indigènes pour arrêter ou menacer tous ceux qui étaient contre l’œuvre coloniale. Un peu partout, l’on a assisté à un affrontement entre deux civilisations de dimensions différentes: l’une technicienne et en pleine mutation dans le dernier quart du XIXe siècle et l’autre, insuffisamment outillée et manquant souvent de coordination politique et militaire susceptible de conduire une lutte d’envergure (Bah 2015 : 83).
La lutte de Mabiala Ma Nganga est à situer dans le contexte général de lutte contre l’oppression coloniale. Les conséquences de cette lutte anticoloniale furent: le refus du système de portage et de l’imposition du travail forcé, la lutte contre les abus multiples des sociétés concessionnaires implantées à partir de 1899 et plus tard le Code de l’indigénat. Elle a entrainé le réveil identitaire dans le Pool, engendrant au sein de la population une mystique messianique, l’attente de l’homme ou de la femme providentielle. Elle apparut comme une réaction de défense d’un groupe opprimé face à une menace, réelle ou imaginaire, dirigée contre son intégrité (Ngoïe-Ngalla 2003 : 53).
Mabiala Ma Nganga et ses guerriers disposaient d’un arsenal d’armement moins perfectionné par rapport à celui des troupes coloniales. L’utilisation des armes et techniques de guerre rudimentaires par les combattants a été très remarquables. Il s’agit des armes rudimentaires, avec une efficacité très limitée (sagaies, des flèches empoisonnées, les machettes, arbalètes ou fusils.). Face à ces combattants, il y avait des troupes coloniales, munies d’un armement perfectionné de fusils, de fusils- mitrailleurs, d’obus. Conscients de ce rapport de force nettement défavorable, il était évident que le foyer de résistance sur la piste des caravanes ne pouvait perdurer.
Un autre facteur de l’échec des résistances à la conquête et à la domination coloniales est lié à l’absence d’un front uni et au succès relativement facile de la politique du « diviser pour régner». La tactique des puissances européennes a été calquée sur la carte des ethnies. Elles les opposèrent l’une à l’autre, quadrillant le pays, pour isoler les « cellules d’occupation ». Il faut noter que la défaite de Mabiala Ma Nganga était énormément facilitée par la traitrise des populations locales (Brunschwig 1974 : 50). Par ailleurs :
On soudoie un guide soundi qui leur indique le lieu où se terre Mabiala. On assaille sa redoute inexpugnable à coups de dynamite et, plutôt que de se rendre, le grand chef soundi préfère succomber, enfumé dans sa caverne comme un vulgaire renard dans son terrier, avec sa famille et sa troupe ; la liberté ou la mort. Bien que dans cet acte final certains reconnaissent que Mabiala meurt vaillamment) (Moulin 1904 : 294).
Pour sauvegarder leurs intérêts personnels, certains indigènes avaient préféré collaborer avec l’Administration coloniale, en trahissant leurs guerriers. Au sujet de cette trahison, certains auteurs évoquent le complexe du noir vis-à-vis du blanc et le problème de jalousie et de leadership entre les chefs locaux. (Ibombo & Yeka-Yeka 2020 : 332). Quel est alors l’héritage de Mabiala Ma Nganga dans l’histoire politique congolaise ?
3.2. L’héritage de Mabiala Ma Nganga dans l’histoire politique du Congo
L’évaluation des chantiers sur la problématique des résistances à l’occupation coloniale invite, à présent à aller au-delà de la narration, pour esquisser une réflexion théorique susceptible de rendre fécond les savoirs acquis. Elle permet d’ailleurs d’évaluer l’impact des résistances sur la conscience historique, à travers notamment la récupération du « héros » qui établit le lien entre les luttes du passé et celles du présent (Bah 2015 : 84). Les résistances à la conquête et la domination coloniales demeurent présentes dans la mémoire collective. Les populations congolaises ont eu à résister contre l’occupation coloniale, notamment militaire. Ces résistances sont moins connues, mais demeurent présentes dans la mémoire collective. Les populations appuyées par leurs chefs résistèrent à ce qui n’était pas «une opération de pacification» comme le déclaraient les administrateurs coloniaux. Dans le Pool, les opérations militaires qualifiées de « pacification » se déroulèrent entre 1886 et 1892. Elles s’étaient soldées par les attaques et incendies des villages; la sommation des habitants dans leur village et vols des bêtes domestiques la destruction des plantations, etc. Il est établi que les populations congolaises, rangées derrière leurs chefs, ont parfois indiqué qu’elles n’étaient pas toujours d’accord avec les méthodes utilisées pendant la période de mise en valeur des territoires occupés, surtout quand elles venaient déranger l’organisation traditionnelle existant, fondée sur la réquisition sans préalable, le ravitaillement forcé en vivres, etc.
Le contact entre les deux civilisations a parfois été heurté. Même si l’explorateur, le conquérant, a été le plus fort parce que mieux armé, il est important de repréciser ce pan de l’histoire coloniale: les résistances à la pénétration/conquête coloniale, partie intégrante de l’histoire des peuples du Congo. L’assassinat de cet homme courageux a entrainé une domination massive de l’occupant étranger et suscité d’autres mouvements de contestation dans le Pool. Marquées par l’épopée de Mabiala Ma Nganga, les populations sont restées réfractaires aux ordres des colons. Elles n’ont jamais souscrit au regroupement des villages édictées par l’Administration coloniale. C’est ainsi que plus d’un siècle après l’holocauste dont furent victimes Mabiala Ma Nganga, ses compagnons et leurs soutiens inflexibles, les villages des résistants notoires sont demeurés, jusqu’à nos jours, sur leur site originel. Il s’agit de Kibiti, Kindolo, Kimboula, Mpoumou, Kingomo qui a vu naitre le plus célèbre des nganga de son temps (Kaya Diambou 2021 : 23).
De notre point de vue Mabiala Ma Nganga reste un héros, un martyr, un résistant opposé au travail forcé, refusant les racolages, les razzias, les enrôlements sous la menace de fusils, refusant le port des fardeaux par les siens, qui s’est rendu compte de la duperie des traités coloniaux: à travers l’annexion et la spoliation des sols devant des autochtones.
La résistance de Mabiala Ma Nganga semble avoir inspiré plus tard d’autres leaders et courants nationalistes dans cette partie du territoire congolais. Pendant plusieurs décennies, le sentiment anti colonial prend une nouvelle tournure. Pratiquement, toutes les contrées résistèrent à la domination européenne. Les idéologies de la révolte furent considérées comme la « magie du désespoir », vouées à l’échec et incapables de regarder l’avenir. Comme on peut le constater, une résistance peut prendre plusieurs formes, de quelque manière qu’elle se fut manifestée, principalement sous l’aspect des sabotages et guet-apens, la résistance de Mabiala Ma Nganga appelait simplement à une reconnaissance de l’humanité des noirs, de leur droit de disposer et de jouir librement de leur territoire, elle appelait à la prise conscience des siens devant les insupportables supplices qu’on leur imposait. C’est ainsi qu’au panthéon des héros, Mabiala Ma Nganga et ses complices furent les premiers entrants.
Les récits de l’administrateur colonial lui offrent d’abord une épitaphe en forgeant la légende noire de « Mabiala le fourbe, Mabiala le voleur, Mabiala le coupeur de routes, Mabiala le détrousseur de caravanes, Mabiala l’assassin » (Galland 1900 : 94-95).
C’est une forme de légende qu’on contraste habilement avec celle de « Marchand le justicier ». Mabiala Ma Nganga rentre ainsi dans l’histoire écrite comme le « grand détrousseur de caravanes, toujours prêt à massacrer quelques porteurs, non seulement pour s’adjuger leurs charges, mais encore pour créer un incident sur la route, dans l’espoir de gagner quelque chose au règlement de l’affaire » (Baratier 1923 : 17).
L. Guétant, dans un ouvrage oublié sur la. Dans une sorte d’ironie, certains membres de la mission Marchand, n’hésitèrent pas de vilipender l’impérialisme français en Afrique, dénonçant particulièrement les violences déshumanisantes commises au Congo dans une vision prophétique. Mabiala Ma Nganga étant comparé à « toutes proportions gardées, [en] une sorte de Vercingétorix » qui défendait fièrement sa terre contre l’envahisseur romain (Guétant 1899 : 44).
Au XXIe siècle, la mémoire de Mabiala Ma Nganga reste vivace. Au lendemain de la Révolution congolaise des 13, 14, 15 août 1963 dites des Trois glorieuses, Mabiala Ma Nganga a été déclaré « héros national ». Elle est aujourd’hui cultivée, entretenue par des écrivains et des chants particulièrement. A ce titre les musiciens du groupe Nzela sont les derniers à avoir composé des chants en hommage à Mabiala Ma Nganga. A l’occasion des grandes réunions de famille ou autres rencontres, il n’est pas rare qu’une personne évoque le courage, la fierté, la dignité de Mabiala Ma Nganga, ses dons de guérisseur.
La résistance de Mabiala Ma Nganga semble avoir inspiré des leaders et courants nationalistes dans cette partie du territoire congolais. Pendant plusieurs décennies, le sentiment anti colonial prend une nouvelle tournure. Plusieurs lieux portent son nom en République du Congo (une école primaire à Brazzaville, une place à Mindouli). Il est une figure emblématique de la résistance à la pénétration européenne au Congo. Plusieurs acteurs politiques se sont revendiqués de son héritage, notamment André Matsoua (Gondola 2021 : 191).
Conclusion
Ce texte consacré à la biographie de Mabiala Ma Nganga apparait à priori, plus comme une évocation d’une mémoire collective qu’un travail d’historien. La critique historique a permis de sortir des analyses partisanes, sur un personnage qualifié d’honnête homme, généreux et vaillant, qui n’a pas courbé l’échine devant la puissance de feu du colonisateur français. Un peu partout en Afrique, la colonisation n’a pas été une entreprise facile, du fait des réactions parfois violentes des populations. Des mouvements de protestation et de contestation à l’ordre colonial ont vu le jour, sous l’instigation des chefs traditionnels, traités de « pillards » et « sauvages » dans les documents coloniaux, pour discréditer leur action, mais reconnus comme des « héros » de la lutte anticolonialiste ou « martyr » de la liberté des peuples opprimés. C’est le cas de Mabiala Ma Nganga, une figure historique de la lutte anticoloniale qui parvint à combattre le blanc et les troupes coloniales sur la piste des caravanes durant plusieurs années.
Le prototype de Mabiala Ma Nganga, résistant inconditionnel à la pénétration coloniale et libérateur inspire tout un peuple. Son histoire demeure occultée, car aucun pèlerinage sur les lieux profanés et oubliés de sa naissance et de son martyr, aucune journée commémorative, celle de son assassinat (22 octobre 1896) et des journées scientifiques, pour immortaliser sa mémoire, à l’image d’autres icônes à travers le monde.
Le thème des figures de la résistance à la conquête et la domination coloniales, encore peu examiné mérite un plus grand intérêt pour revisiter les travaux consacrés aux héros et martyrs de la lutte anti coloniale, qualifiés de « bandits », de « têtus » ou de « récalcitrants » et « sauvages ».
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Auteur
Etanislas NGODI
Maître-Assistant en Histoire
FLASH – Université Marien Ngouabi (Congo)
Courriel : netanislas@gmail.com
© Édition électronique
URL – Revue Espaces Africains : https://espacesafricains.org/
Courriel – Revue Espaces Africains : revue@espacesafricains.org
ISSN : 2957-9279
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© Éditeur
– Groupe de recherche Populations, Sociétés et Territoires (PoSTer) de l’UJLoG
– Université Jean Lorougnon Guédé (UJLoG) – Daloa (Côte d’Ivoire)
© Référence électronique
Etanislas NGODI , « Mabiala-Ma-Nganga dans l’histoire de la résistance à la pénétration coloniale au Coloniale au Congo (1892-1896) », Revue Espaces Africains (En ligne), 2 | 2022 (Varia), Vol. 2, ISSN : 2957- 9279, mis en ligne, le 30 décembre 2022.