La problématique de la prise en charge des enfants mendiants en Côte d’Ivoire : Cas des talibés de la commune de Korhogo
The problem of care for child beggars in Ivory Coast : Case of the talibés of korhogo
Doffou Brice Anicet YAVO – Kouamé Prosper SIKA
Résumé
La mendicité infantile est un phénomène qui existe dans de nombreux pays du monde. En Côte d’Ivoire, cette pratique est matérialisée par la présence des talibés dans la ville de Korhogo. Ces enfants, issus des écoles coraniques consacrent la majeure partie de leur temps à solliciter l’aumône dans les rues pour pouvoir survivre. Cet article est une contribution orientée vers la mise place d’actions de communication dans le cadre de la planification d’une assistance et d’un bien-être des talibés de Korhogo. L’étude s’inscrit dans une approche qualitative, centrée sur des entretiens semi-dirigés, l’observation directe et des focus group. Les données ont été collectées auprès d’un échantillon de 45 individus, composé de talibés, de maîtres coraniques et de responsables d’associations de défense des droits des enfants. Cette étude s’appuie sur les théories de la mobilisation communautaire et du plaidoyer. Les résultats révèlent que les talibés de la commune de Korhogo ne bénéficient pas d’une prise en charge adéquate. L’intensification des actions de communication visant à sensibiliser les différents acteurs, peut contribuer à répondre efficacement à cette problématique.
Mots-clés : Talibé, enfant mendiant, maître coranique, sensibilisation, Korhogo
Abstract
Child begging is a phenomenon that exists in many parts of the world. In Côte d’Ivoire, this practice is materialized by the presence of talibés in the city of Korhogo. These children, who come from Koranic schools, spend most of their time begging for alms in the streets to survive. This article is a contribution to the implementation of communication actions within the framework of planning for the assistance and well-being of the Korhogo talibés. The study is based on a qualitative approach, using semi-directed interviews, direct observation and focus groups. Data was collected from a sample of 45 individuals, including talibés, Koranic teachers and leaders of children’s rights associations. This study is based on theories of community mobilization and advocacy. The results of the study reveal that the Korhogo talibés are not receiving adequate care. Intensifying communication actions to raise awareness among the various actors can contribute to an effective response to this problem.
Keywords: Talibé, child beggar, Koranic master, awareness, Korhogo
Introduction
La présence des enfants en situation de mendicité dans les rues est un phénomène observable dans plusieurs villes africaines notamment dans la ville de Korhogo en Côte d’Ivoire où cette pratique persiste et prend des proportions de plus en plus préoccupantes. Ces enfants dont l’âge varie entre sept et dix- sept ans sont pour la plupart des talibés. Le thème « talibé » provenant de la langue arabe, est utilisé pour désigner l’individu qui est en quête du savoir, de science (Chehami 2013 : 122). Cette appellation est attribuée également aux élèves issus des écoles coraniques qui apprennent l’arabe et le coran sous la tutelle d’un maître. Cette pratique est issue du confiage des enfants par leurs parents à un maître dirigeant un centre d’éducation religieux musulman appelé « daara » (Ba 2021 : 314). Le confiage se rapporte à une forme d’organisation sociale qui intègre l’enfant dans un système d’échange entre familles avec pour objets sa socialisation et son éducation (Ba 2021 : 325, op. cit). Ces maîtres sont censés inculquer à ces enfants, une éducation religieuse et les valeurs morales et civiques nécessaires à la vie en communauté. De même, les parents des enfants et les maîtres coraniques ont une perception identique de la pratique de la mendicité qui est pour eux synonyme d’humilité. Le fait de demander l’aumône a une valeur socialisante et pédagogique. C’est la raison pour laquelle, ces parents ne se plaignent pas de la situation de leurs enfants dans les « daaras ». L’objectif visé par les parents qui confient leurs enfants à ces centres de formation religieuse ne se réalise pas sans encombres. En effet, ces élèves, venus pour apprendre le coran se retrouvent à pratiquer la mendicité pour survivre. Ils consacrent plus de temps à la mendicité qu’à leurs études. Ils trainent dans les rues de Korhogo notamment dans les quartiers Soba et Sinistré. Ils sont également présents dans les gares routières ou dans les marchés de la ville à longueur de journée et même la nuit en quête d’aumônes à la demande de leur maître. Ces enfants aux conditions de vie précaires, sont réduits à la mendicité (même si cela fait partie du curricula de la formation) au détriment de leur formation religieuse, de leur bien-être social, environnemental, sanitaire et sécuritaire. Ils sont très souvent exploités économiquement, battus, maltraités, négligés par leur maître et sévèrement punis en cas d’insuffisance ou d’absence de recette provenant de la mendicité (Fiossi & Agossou 2009 : 21). Par conséquent, les conditions de vie déplorables auxquelles sont soumis ces enfants mendiants exposent ceux-ci à des risques de maladies (paludisme, fièvre, gale, maux de ventre, plaies baignâtes…) dont la prise en charge n’est pas toujours adéquatement assurée. Ces situations de maltraitance et de négligence vis-à-vis de ces enfants constituent une violation de leurs droits et entravent leur développement psychosocial, leur bien-être et leur épanouissement social. Comment faciliter la prise en charge de ces enfants mendiants ? Cette étude émet l’hypothèse selon laquelle, les talibés s’adonnant à la mendicité sont abandonnés à leur triste sort et ne bénéficient pas d’une prise en charge adéquate. Cet article vise à étudier la contribution des actions de communication en faveur d’une meilleure prise en charge des talibés de la commune de Korhogo. La mise en œuvre d’actions de communication pertinentes et l’intensification de la sensibilisation peuvent garantir une réponse efficace à cette problématique.
1. Méthodologie
Ce travail de recherche a été mené dans la ville de Korhogo situé au nord de la Côte d’Ivoire à 635 Km d’Abidjan, la capitale économique du pays. Le choix de la ville de Korhogo se justifie par le fait que la pratique de la mendicité par les talibés y est très répandue. Ces enfants sont présents dans la plupart des espaces publics de la ville et sont reconnaissables par leur apparence corporelle et vestimentaire très sale, souvent sans chaussure et possédant un bol à la main servant à recueillir des dons. En outre, dans cette ville l’on enregistre une implantation massive de « daaras ». Cette étude s’inscrit dans une approche qualitative. Elle a été centrée sur des entretiens semi-dirigés, l’observation directe et des focus group. L’échantillon est composé d’enfants mendiants (talibés), de responsables de centre de formation religieuse (daara) et de responsable d’organisation de protection des enfants située à Korhogo. Les techniques de choix volontaire et de réseaux ont permis de constituer l’échantillon. Au total, 45 individus ont été interrogés dont 40 enfants (talibés), 03 responsables de centre de formation religieuses (daara), 02 responsables d’association. En ce qui concerne les enfants, la technique du choix volontaire a permis d’atteindre la saturation des données. Elle a consisté à interroger cette cible sur la base du volontariat car certains enfants ont manifesté un sentiment de méfiance à l’égard de cette enquête. Les sujets abordés étaient centrés sur leur condition de vie et d’apprentissage, la pratique de la mendicité et la relation avec les maîtres coraniques. Pour les responsables des organisations de protection des enfants, les entretiens ont porté essentiellement sur les actions menées par ces structures pour garantir le bien-être et protéger ces enfants. Cette étude s’appuie sur les théories de la mobilisation communautaire et du plaidoyer. La mobilisation communautaire se définie comme un processus en vertu duquel des groupes locaux reçoivent de l’assistance afin de définir et exprimer leurs besoins et objectifs, et agir de façon collective afin de les satisfaire et de les réaliser. Elle met l’accent sur la participation des populations elles-mêmes à la définition et à la satisfaction de leurs propres besoins (ARC 2021 : 10). La mobilisation communautaire est utile pour sensibiliser les populations afin de les rallier à la cause des talibés. Quant au plaidoyer, c’est une action politique, c’est-à-dire un moyen pour la société civile d’influencer les décisions et instances publiques, afin de défendre une cause et d’obtenir un changement de société souhaité. Il s’agit d’un processus continu d’efforts stratégiques conjugués visant à améliorer les politiques, pratiques, idées et valeurs de la société (Sidaction 2020 : 7). Le plaidoyer permettra ici de susciter l’action des pouvoirs publics afin de favoriser le bien-être des talibés.
2. Résultats
2.1. La vie de misère des talibés
Les centres d’enseignement religieux communément appelés « daaras » qui étaient à l’origine réservés aux enfants des dignitaires se sont progressivement ouverts aux autres couches sociales de la population (A. G, Maître coranique). Les enfants, généralement pensionnaires de ces centres, recevant la formation religieuse sont nommés sous le vocable de « talibés ». Le mode de recrutement de ces enfants s’effectue généralement sous deux formes : d’un côté la filière peuhle, qui recrute ou reçoit presque exclusivement des enfants peuhls ; de l’autre, la filière malinké avec des nationaux et une majorité d’enfants d’origine étrangère c’est-à-dire du Mali ou du Burkina Faso (M. K, responsable d’association de défense des droits des enfants à Korhogo). Le quotidien de ces enfants est rythmé par des sessions de cours sur le coran, de récitations des versets du coran, de travaux manuels et de demande d’aumônes dans les rues. L’objectif initial du recrutement de ces enfants est de leur transmettre une formation religieuse, leur inculquer des valeurs de l’islam et les initier à la vie communautaire. Ces centres sont dirigés par des maîtres religieux ou maîtres coraniques qui sont très souvent des marabouts. A la base, les enfants devaient se consacrer principalement à leurs études tout en aidant leur maître dans certaines activités (agriculture etc.). Cependant, le constat montre aujourd’hui que bon nombre de maîtres coraniques privilégient le volet économique au détriment de la formation religieuse des enfants. En effet, ces maîtres semblent donner la priorité à la mendicité plutôt qu’à l’enseignement à proprement dit puisque les talibés consacrent la majeure partie de la journée à mendier dans les rues. De plus, ces maîtres exigent quotidiennement à leurs élèves, le versement d’une somme d’argent sous peine de sanction. Ainsi, les talibés qui ne se conforment pas aux exigences du maître sont parfois soumis à des pires formes de maltraitances physiques, psychologiques et verbales par ce dernier. Originellement, la demande d’aumône faisait partie intégrante de la formation des pensionnaires des « daaras » pour apprendre les qualités telles que l’humilité, la gestion du manque et de la faim, la reconnaissance et l’endurance. Cette pratique avait pour but de débarrasser les apprenants de tout égo, fatal à « l’homme qui souhaite se rapprocher du divin » (M. A, maître coranique). Cependant cet objectif a été dénaturé en raison de l’image et du vécu de ces enfants qui sont permanemment dans un état misérable. Aujourd’hui, les talibés qui déambulent dans les rues sont des enfants affamés, avec des vêtements sales parfois en lambeau d’une puanteur repoussante. L’enquête réalisée dans la ville de Korhogo a permis de relever que, les talibés mendiants sont âgés de six (6) à cinq (8) ans pour les plus petits, de neuf (9) à quatorze ans (14) pour la grande majorité d’entre eux, de quinze (15) à seize (16) ans pour les moins nombreux. Ces enfants sont présents partout dans la ville : aux grands carrefours, aux abords des restaurants et bars, devant les centres commerciaux, les banques, les gares, les marchés et les espaces très fréquentés par les populations. Ces enfants sont majoritairement de sexe masculin ; les filles restent à la maison pour aider la femme du maître dans les tâches ménagères et ne sont nullement mêlées à la pratique de la mendicité. Les talibés sont tous hébergés au sein du « daraas » qui sert également de lieu d’habitation pour le maître coranique et sa famille. Les effectifs généralement pléthoriques dans ces centres de formation posent un problème de confort et de promiscuité : « On dort tous en bas d’un grand hangar. Nous sommes coincés car il y’a pas suffisamment de place. Il y a certains parmi nous qui dorment dehors » (Y. C, talibé, 12 ans). De même, l’importance de l’effectif des élèves (au-delà de 50 dans certains centres) ne permet pas au maître d’effectuer correctement les contrôles le soir au coucher : « parfois, le maître ne remarque pas l’absence de certains élèves parce qu’on ne fait pas les leçons tous les jours. Donc le jour où y’a pas cours, le marabout ne remarque pas que certains ne sont pas rentrés » (F. T, talibé, 8 ans). En outre, la majorité des locaux utilisés sont des maisons inachevées, délabrées, abandonnées sans eau ni électricité posant ainsi le problème de sécurité, d’hygiène et de santé. La visite des « daaras » révèle des conditions d’hygiènes et de vie médiocres pour les enfants. En effet, les talibés dorment à même le sol ou sur des nattes qui sont à vue d’œil mal entretenues avec rarement des couvertures à leur disposition. De plus, ils portent pour la plupart d’entre eux des vêtements vieux, déchirés et sales pendant plusieurs jours comme le témoigne un talibé enquêté en ces termes : « on n’a pas beaucoup d’habits, c’est la raison pour laquelle nous portons les mêmes vêtements parfois pendant une semaine » (Y. B, 8 ans). Les talibés dans leur grande majorité ne font pas régulièrement leurs toilettes malgré le fait qu’ils parcourent de longues distances à longueur de journée et parfois sans chaussures. L’irrégularité de la prise de la toilette observée chez ces enfants se justifie en partie par l’insuffisance voire le manque d’eau courante dans les « daaras » : « Nous n’avons pas de l’eau qui sort dans robinet. On va, donc chercher l’eau au fond là-bas dans un puit pour se laver, laver nos habits et puis pour faire les autres choses aussi » (Fané, Talibé, 11 ans). A cela, il convient de noter également que les aliments consommés par les talibés ne sont pas toujours hygiéniques (reste de nourriture parfois mal conservée, aliments impropres reçus de la mendicité…). Il arrive très souvent que ces derniers consomment la nourriture sans avoir pris le soin de laver leurs mains au préalable. De plus, nombreux sont les « daraas » qui ne disposent pas de latrines, ce qui contraint les talibés à faire leurs besoins dans la broussaille ou dans les dépôts d’ordure. En ce qui concerne la nourriture, la quasi-totalité des talibés enquêtés affirment ne pas manger à leur faim ; c’est d’ailleurs l’une des raisons qui les poussent à la mendicité : « nous qui sommes chez le maître coranique là, on mange une fois par jour seulement. C’est avant de sortir mendier qu’on mange, après c’est ce qu’on nous donne quand on va demander là qu’on mange et quand on est rassasié, on met le reste dans des sachets pour aller donner aux autres qui sont restés à la maison » (A. B, talibé, 11 ans). Les mauvaises conditions d’hygiène, la malnutrition et l’insalubrité du cadre exposent les enfants à des pathologies telles que le paludisme, la diarrhée, des maladies cutanées, des gales, des dermatoses etc. Quand il arrive qu’un enfant est souffrant, c’est le maître coranique qui lui administre les soins avec des plantes et des décoctions au lieu de le conduire dans un centre de santé. En plus des problèmes de santé, les talibés sont parfois confrontés à des situations d’insécurité à l’extérieur du centre de formation. En effet, dans les rues, les véhicules constituent en permanence un véritable danger pour ces enfants. En se faufilant entre les véhicules, les talibés sont souvent victimes d’accidents de la circulation. Les propos suivants confirment ce fait : « souvent les motos nous cognent, ou bien les voitures nous touchent, on est souvent blessé mais en tout cas ce n’est pas grave. Quand on rentre à la maison, le marabout nous soigne avec l’eau chaude et nous donne des médicaments pour boire et pour se laver. Le lendemain, tu peux encore aller dans la rue » (O. S, talibé, 13 ans). En somme, les talibés évoluent dans un environnement peu propice à leur épanouissement et leur bien-être.
2.2. Le défi de la prise en charge des talibés
L’enquête réalisée sur le phénomène des enfants mendiants de la ville de Korhogo a révélé leurs conditions de vie misérables et désastreuses. Ces enfants, livrés à eux-mêmes lorsqu’ils intègrent les centres de formation, bénéficient rarement d’un soutien et accompagnement dans leur vécu quotidien. Il y a de ce fait, une défaillance dans la prise en charge réelle de ces enfants. Cette faille se situe en premier au niveau de la responsabilité des maîtres coraniques qui font figure d’autorités parentales, garant et tuteur de ces enfants. Ces maîtres abandonnent généralement les enfants à leur triste sort. Le laxisme des maîtres coraniques concernant la prise en charge entière des pensionnaires des centres de formation coranique se justifie par l’insuffisance voire l’absence de ressources financières pour la gestion efficace du centre. En effet, après l’intégration des enfants dans le centre de formation, les parents ne contribuent pas financièrement à la formation de ceux-ci. Les frais de scolarité n’étant pas exigés aux parents, la totalité des charges concernant la gestion du centre, revient au maître coranique qui généralement dispose de peu de moyens financiers à cet effet. Dans ces conditions, il est vraiment difficile pour ces derniers de fournir aux enfants, une qualité de vie adéquate : « les parents des enfants ne nous donnent rien. Ils n’envoient pas d’argent, ni de vivres et non vivres pour leurs enfants. On ne reçoit pas de subvention pour nous aider dans la gestion du centre. C’est vraiment difficile. Nous sommes donc obligés d’envoyer les enfants faire l’aumône pour nous aider » (K. A, maître coranique). Dans les faits, ce sont les apprenants eux-mêmes qui contribuent aux charges du centre de formation grâce à l’argent provenant de l’aumône. Les maîtres coraniques ne disposant pas de ressources financières nécessaires pour la gestion de leurs centres car n’ayant pas d’activités génératrices de revenus, exhortent les enfants à quémander quotidiennement l’aumône dans les rues pour participer aux charges du centre (logement, nourriture, soins etc.). Une somme quotidienne variant entre 200 f CFA et 1000 f CFA (selon le centre) est exigée par le maître aux apprenants pour les besoins du centre. Par ailleurs, en cas de survenue de maladie chez les talibés, en lieu et place de les conduire dans un centre de santé, c’est le maître lui-même qui se substitue à l’agent de santé. Ce tuteur, qui fait également office de marabout et guérisseur, administre des infusions de plantes pour soigner les enfants. Cette prise en charge médicale inadaptée des talibés par leur maitre fragilise l’état de santé des enfants qui souvent trainent pendant longtemps des maladies ou des plaies.
2.3. L’impuissance des pouvoirs publics face à la réalités des talibés
Au nombre des raisons de la prise en charge défaillante des enfants talibés, il faut ajouter celle de l’impuissance et la faiblesse des actions des pouvoirs publics. En effet, les autorités publiques ne disposent pas de véritables programmes ou de politiques pour favoriser une meilleure qualité de vie pour les talibés. Des actions de sensibilisation sont menées à l’endroit de certains acteurs de cette problématique tels que les maîtres coraniques mais celles-ci demeurent sans véritable succès. L’une des raisons majeures réduisant la marge de manœuvre des pouvoirs publics pour favoriser une meilleure protection et prise en charge des talibés demeure le poids de la culture. En effet, les conditions de vie difficiles dont font face les talibés (privations, mendicité etc.) sont intégrées à la culture des populations comme le souligne ce témoignage : « la mendicité que nos élèves pratiquent a d’abord une raison culturelle. Cela fait partie de notre cheminement à nous. Cette pratique date de très longtemps et est un passage obligatoire pour acquérir certaines valeurs aux enfants » (A. B, maître coranique). Pour ces maîtres coraniques, la pauvreté et la pratique de la mendicité a une valeur culturelle et éducative. Elle a pour objectif d’amener les enfants à s’approprier les valeurs d’humilité et de soumission indispensables pour attirer des bénédictions dans leurs vies. Cette pesanteur culturelle sape l’efficacité des initiatives des pouvoirs publics dans leur volonté de protéger ces enfants en leur garantissant des conditions de vie meilleure. Par ailleurs, l’assistance sociale aux enfants en détresse est très faible. En effet, il y a un déficit de centres sociaux publics pour la prise en charge de cette catégorie d’enfants en situation difficile et précaire. Les rares centres sociaux existant dans la localité comme le centre socio- professionnel des enfants en danger situé dans le village de Waraniéné à environs 4 kilomètres du centre-ville de Korhogo, est spécialisé dans l’apprentissage de la menuiserie, la grillagerie, la couture, de l’agropastorale et l’élevage. Ce centre qui était à l’origine destiné à accueillir des enfants privés de liberté, reçoit aujourd’hui, ceux de la rue, des victimes d’atrocité en détresse et parfois même des talibés en rupture de ban avec le maître coranique. Aujourd’hui, ce centre rencontre de nombreuses difficultés liées en grande partie à la faiblesse de financement public et privé. Cette situation démontre la grande difficulté des pouvoirs publics à apporter une réponse efficace et durable à la problématique des enfants mendiants en détresse comme c’est le cas des talibés.
3.1. La persistance de la souffrance des talibés
Le phénomène de la mendicité infantile n’est pas nouveau. Cette pratique a cours dans de nombreuses villes africaines notamment à Korhogo où il est fréquent d’apercevoir ces enfants dans la rue en quête perpétuelle d’aumône. La situation des enfants nommés talibés s’inscrit dans ce même contexte. Ces enfants qui s’adonnent à la mendicité font face à des conditions de vie déplorables et côtoient quotidiennement la misère. Les lieux abritant les centres d’apprentissage servant également de dortoir pour les enfants ne leur garantissent toujours pas une qualité de vie adéquate comme le souligne Bachir (2018 : 51). En régime d’internat, les talibés dorment entassés dans un même endroit habituellement confiné et avec des commodités limitées. Cette promiscuité et la relative insalubrité du cadre de vie affectent souvent la santé des enfants. Les problèmes dermatologiques y sont récurrents, avec un risque important de contagion d’un enfant à l’autre (UNICEF 2019 : 50), des traumatismes psychiques, physiques et des carences alimentaires (Douville 2003 : 145). En outre, dans leur vécu quotidien, les talibés, en raison de leur vulnérabilité, sont victimes de maltraitance, de certains abus et de violence. Les adultes sont généralement les auteurs des souffrances de ces enfants car ce sont eux qui infligent les mauvais traitements ou qui en sont les initiateurs (Fiossi & Agossou 2009 : 24, op cit). Au nombre de ces adultes figurent les maîtres coraniques dont les agissements les transforment en véritable bourreaux pour ces enfants. La violence à l’encontre des enfants existe dans la plupart les pays au monde, avec des formes diverses et atteint des niveaux de gravité dépendant d’une vaste gamme de facteurs ; du fait des caractéristiques personnelles des victimes et des auteurs et de l’environnement culturel, elle reste souvent cachée ou acceptée par la société (Napoli 2009 : 181). Concernant ces maîtres coraniques, le principal reproche qui leur est fait est celui de ne pas respecter les droits des talibés. Les conditions d’apprentissage restent en effet particulières et s’appuient le plus souvent sur des violences physiques ou au moins symboliques (N’Diaye 2015 : 302). En effet, de nombreuses contributions évoquent la responsabilité de ces maîtres qui obligent les talibés à mendier pour leur rapporter de l’argent sans se soucier des conditions de vie ni des dangers auxquels ces enfants sont confrontés (Brasseur & Poitou 1998 : 184). Ces maîtres n’hésitent pas à infliger des châtiments corporels à leurs apprenants « récalcitrants » qui n’ont d’autre choix que de se soumettre car ces violences sont tolérées dans les méthodes éducatives de l’enfant africain en général, en accord avec le principe de la souffrance maturante (Dassa 2009 : 171). Par ailleurs, le manque de moyens ou d’attention des maîtres coraniques pour assurer le bien-être physique et psychologique des enfants constitue la première limite ou source de risques pour les enfants talibés (UNICEF 2019 : 50, op. cit). Ainsi, l’exploitation des talibés par leurs tuteurs à des fins économiques constitue une véritable violation des droits de ces enfants qui devraient pouvoir s’épanouir et être éduqués dans l’harmonie (Ayanou 2009 : 35). En somme, les talibés font face à une insuffisance voire une absence de protection et une prise en charge très limitée qui impactent négativement leur bien-être.
3.2. La nécessité de la mobilisation communautaire et du plaidoyer pour la protection et la prise en charge adéquate des talibés
Les talibés sont des êtres vulnérables dont il faut assurer la protection. Il est donc nécessaire de protéger ces enfants « au nom de la justice pour réprimer les abus de force, les excès de la puissance paternelle ou les abandons coupables qui atteignent des êtres faibles, désarmés, incapables de se défendre » (Pietu 2014 : 12). Ces enfants, en raison de leur fragilité devraient pourtant bénéficier d’un cadre de vie adéquat, être éduqués dans un environnement paisible pour favoriser leur épanouissement. Afin d’atteindre ces objectifs, l’implication des pouvoirs publics est donc indispensable car l’Etat a la responsabilité de garantir à ses citoyens plus particulièrement aux enfants, une protection et une qualité de vie adéquate. En effet, la majorité des Etats du monde ont ratifié la convention internationale des droits des enfants qui stipule en son article 3, alinéa 2 que « les Etats parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées »[1]. En s’appuyant sur cette disposition juridique, les pouvoirs publics de Côte d’Ivoire ont donc l’obligation d’accorder une importance particulière aux problématiques liées aux enfants mendiants notamment celles des talibés en prenant des mesures sociales, législatives et même juridiques pour garantir une meilleure assistance à ces êtres vulnérables. Pour encourager les pouvoirs publics à se pencher véritablement sur la situation des talibés, des actions de plaidoyer sont nécessaires afin d’améliorer la qualité de vie de ces enfants livrés à eux-mêmes. Il s’agira pour les associations et les ONG de défense des droits des enfants et œuvrant pour leur bien-être, d’inciter les instances décisionnelles du pays à créer un cadre réglementaire pour une assistance et une meilleure protection des talibés. Des lois doivent donc être prises pour règlementer l’organisation et le fonctionnement des centres de formation coranique qui ont pour mission essentielle de transmettre l’éducation religieuse et non d’inciter ces élèves à la mendicité. En effet, nombreux sont les maîtres coraniques qui occasionnent un glissement de l’objectif de leur centre en utilisant les talibés à leur profit et les maltraitant. Il est donc impératif d’accompagner ces lois par une sensibilisation accrue sur la problématique du bien-être des talibés. La mise en œuvre de ces actions de sensibilisation et de communication devra se faire par le biais d’un partenariat entre les pouvoirs publics et les associations et organisations œuvrant pour la défense des droits et le bien-être des enfants. L’objectif principal de cette sensibilisation sera de susciter le changement de comportement des maîtres coraniques en ce qui concerne le respect de la dignité et des droits des enfants à leur charge. Ce changement devra être obtenu de façon participative en associant tous les acteurs de cette problématique aux différentes prises de décisions. Dans ce même contexte, le partenariat entre ces acteurs est indispensable pour favoriser la mobilisation sociale à travers des aides pour la prise en charge sociale des talibés compte tenu de l’incapacité des responsables des « daaras » à fournir les services de base pour l’épanouissement et le bien-être de leurs pensionnaires.
Conclusion
La pratique de la mendicité infantile est courante dans les espaces publics en Afrique. C’est le cas des talibés qui déambulent quotidiennement dans la commune de Korhogo en Côte d’Ivoire. Cette étude relève que ces enfants qui sont des élèves destinés à apprendre l’arabe et à recevoir une éducation islamique, s’adonnent principalement à la mendicité dans les rues. La misère caractérise en général les talibés. Ils sont remarquables avec leurs vêtements sales, parfois déchirés et sans chaussures et peinent à se nourrir correctement. La promiscuité et les conditions de vie misérables auxquelles sont exposés ces enfants, les prédispose à de nombreuses pathologies. Ils sont pour la plupart exploités économiquement par les maîtres coraniques profitant du fruit de leur mendicité et qui n’hésitent pas à leur faire subir certaines formes de maltraitance. Face à ces difficultés vécues par ces enfants, se pose la problématique de leur bien-être et de leur prise en charge adéquate. Il est donc nécessaire d’accentuer la sensibilisation sur ce phénomène et de mettre en œuvre des actions de communication pour parvenir à un changement de comportement de tous les acteurs impliqués dans cette problématique notamment les pouvoirs publics et les maîtres coraniques afin de garantir l’épanouissement et le bien-être de ces enfants.
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Auteurs
Doffou Brice Anicet YAVO
Maître-assistant
Communicologue pour le développement
Université Peleforo Gon Coulibaly (Côte d’Ivoire)
Courriel : anicetyavo@yahoo.fr
Kouamé Prosper SIKA
Maître-assistant
Communicologue pour le développement
Université Peleforo Gon Coulibaly (Côte d’Ivoire)
Courriel : ekandetresor@gmail.com
Auteur correspondant
Doffou Brice Anicet YAVO
Courriel : anicetyavo@yahoo.fr
© Édition électronique
URL – Revue Espaces Africains : https://espacesafricains.org/
Courriel – Revue Espaces Africains : revue@espacesafricains.org
ISSN : 2957-9279
Courriel – Groupe de recherche PoSTer : poster_ujlog@espaces.africians.org
URL – Groupe PoSTer : https://espacesafricains.org/poster/
© Éditeur
– Groupe de recherche Populations, Sociétés et Territoires (PoSTer) de l’UJLoG
– Université Jean Lorougnon Guédé (UJLoG) – Daloa (Côte d’Ivoire)
© Référence électronique
Doffou Brice Anicet YAVO & Kouamé Prosper SIKA, « Problématique la prise en charge des enfants mendiants en Côte d’Ivoire : Cas des talibés de la commune de Korhogo », Revue Espaces Africains (En ligne), 2 | 2022 (Varia), Vol. 3, ISSN : 2957- 9279, mis en ligne, le 30 décembre 2022.