Espaces Africains

 


Les usages du numérique dans la valorisation des panégyriques coutumiers au Bénin 

The uses of digital IN the valorization of customary panegyrics in Benin

Tokandji Appolinaire GBAGUIDI – Benjamin Théophile AKOHA – Sourou Guy NOUATIN

Résumé

L’article vise à apprécier les usages du numérique dans la valorisation des panégyriques coutumières au Bénin. Il évalue la contribution des outils numériques dans l’amélioration de la « communication » pour leur valorisation. La problématique abordée est relative à leurs conditions de production, de valorisation et de diffusion. L’hypothèse relève que l’usage des outils numériques influence la valorisation des panégyriques coutumiers comme patrimoine culturel immatériel. La démarche méthodologique adoptée est hypothético-déductive. Les données ont été collectées dans le royaume de Savalou auprès d’acteurs culturels endogènes sous forme d’entretiens semi-guidés. Le résultat principal obtenu avance que l’usage des outils numériques influence la pratique et la valorisation des panégyriques coutumiers. Les avantages de ces usages sont en termes de facilité de transmission, de sauvegarde, de diffusion, de valorisation, de mise en tourisme, d’interprétation et de médiation culturelle.

Mots-clés : numérique, patrimoine immatériel, valorisation, panégyrique, Bénin, Savalou

Abstract

The article aims to appreciate the uses of digital technology in the promotion of customary panegyrics in Benin. It appreciates the contribution of digital tools in improving “communication” for their enhancement. The issue addressed relates to their conditions of production, promotion and distribution. The hypothesis is that the use of digital tools influences the valuation of customary panegyrics as intangible cultural heritage. The methodological approach adopted is hypothetico-deductive. Data is collected in the kingdom of Savalou from endogenous cultural actors in the form of semi-guided interviews. The main result obtained is that the use of digital tools influences the practice and valuation of customary panegyrics. The advantages of these uses are in terms of ease of transmission, safeguarding, dissemination, enhancement, tourism, interpretation and cultural mediation.

Keywords: digital, intangible heritage, enhancement, panegyric, Benin, Savalou.

Introduction

Le patrimoine culturel, qu’il soit matériel ou immatériel a besoin de vivre une fois découvert ou produit. Plusieurs débats se tiennent, surtout sur les lieux de sa valorisation. On peut valoriser le PCI dans un musée numérique comme le suggèrent (Soulier & Roigé 2022 : 87). Pour les communautés locales, le patrimoine constitue la cellule de leur identité, une source indéniable de richesse culturelle et de différenciation et l’endroit privilégié pour sa valorisation demeure son terroir, ce que (Manitsaris & Glushkova 2017 : 3) soutiennent également. Prendre des dispositions aux fins d’identifier le patrimoine et trouver les moyens de lui donner de la valeur constitue le meilleur moyen d’accompagner le développement des communautés et c’est le défi d’aujourd’hui et de demain selon (Bourque 2008 : 4). La valorisation en tant que telle signifie que l’on prend toutes les dispositions en vue de redonner de la valeur au patrimoine et surtout assurer sa transmission à d’autres communautés qui ne le connaissent pas. (Lafortune 2018 : 18-19) pense que cette transmission peut aussi se faire de génération en génération, dans une logique de pérennité du bien en question, dans les musées de société ou en dehors. Dans un autre sens, (Meintel & Kahn 2005 : 131) soutiennent que valoriser pourrait signifier augmenter les activités autour de la réalité en question en vue d’apprécier son modèle de sociabilité. Certains écrits dans la littérature font noter que la valorisation pourrait faire appel à la diffusion, pour signifier que plus le patrimoine est connu et plus il mérite d’être qualifié de patrimoine valorisé, même dans un cadre familial. Quel que soit le type de patrimoine, on note aujourd’hui que la valorisation passe de plus en plus par une appropriation des technologies numériques. C’est ce qui fait dire à (Bautier 2012 : 140) que s’il est vrai que les TIC contribuent à cette valorisation, il est également vrai que la jeunesse contemporaine en est le talon d’Achille.

Un peu loin du champ de la valorisation, nous ne pouvons pas nous empêcher de relater quelques réserves sur la quintessence même de l’immatériel dans le patrimoine. (Ciarcia 2010 : 177-184) s’est posée la question à cet effet de savoir de qui l’immatériel est-il le patrimoine. Appuyés par (Bromberger 2014 : 148) qui n’y voit que « perte durable, ambiguïté et overdose », tous ces auteurs nous invitent à ramener notre réflexion, non sur les éléments de virtualité mais sur ce qui fait intrinsèquement le patrimoine, une fois qu’il prend corps par le virtuel. Alors que nous y sommes tous dépendants, comment les réseaux sociaux pourraient-ils contribuer à la valorisation des panégyriques coutumiers au Bénin à partir du royaume de Savalou ? C’est à cette question que cet article va essayer de trouver des essais de réponse.

La problématique qui reste et demeure à ce niveau est la continuité de la vie virtuelle des biens patrimoniaux. Que n’a-t’on pas dit de la nouvelle vie du patrimoine rendu virtuel ? Mais nous pouvons être rassurés par la nouvelle posture des panégyriques qui, une fois pris en compte, ne sont plus jamais comme avant. Une litanie déclamée sera-t-elle encore comme une à peine connue ? L’évidence de la réponse est notre seule gage que la valorisation est une nécessité et que, une fois dématérialisé, le patrimoine coutumier se dessaisit de ses oripeaux pesants et peut prendre conscience de son premier rôle sociétal.

Poussant notre analyse plus loin, nous avons noté une forte présence de l’innovation dans le processus de valorisation, notamment avec l’implication des technologies numériques. C’est ce qui nous a amenés à inviter en soutien à l’analyse, la théorie de la sociologie de l’innovation de (Gaglio 2011). Selon son approche, l’innovation est devenue un idéal à atteindre dans nos sociétés. Un slogan est devenu presque populaire et dit qu’il faut innover, être innovant ou disparaitre ». Ce que (Gaglio 2011) dira à cet effet, colle bien avec les changements indus par les technologies dans le contexte des panégyriques coutumiers du royaume de Savalou dont nous parlons : « appréhender le concept d’innovation d’un point de vue sociologique, invite à analyser le cheminement sinueux, incertain qui va de la confection d’un objet jusqu’à sa diffusion massive, en passant par les transformations ou ses déclinaisons ». Sur un autre plan, la théorie des représentations nous rappelle que nous avons au quotidien recours à des connaissances et des attributions pour expliquer et comprendre le monde qui nous entoure. Pour maitriser et appréhender notre environnement, nous avons besoin de repères, ce qui nous amène à attribuer des significations aux événements, aux idées et aux échanges que nous avons avec les autres qui nous entourent. Nous sommes donc en permanence submergés par les informations venant de toute part que nous devons reconstruire par nos propres représentions. C’est à peu près ce rôle que jouent les panégyriques coutumiers dans leur posture de spécimens d’éducation ou de soutien à la société et aux individus dans leur quotidien. La question centrale de recherche est donc de savoir comment les réseaux sociaux pourraient-ils contribuer à la valorisation des panégyriques coutumiers au Bénin à partir du royaume de Savalou.

1. Méthodologie

1. 1. Zone d’étude et collecte de données

Les données de cette étude ont été collectées à Savalou, ville située au centre-nord du Bénin. La figure 1 ci-dessous en donne un aperçu.

                                                 Fig.1 : Situation géographique de la ville de Savalou

Source : Fonds topographique IGN, Réalisé par GBAGUIDI M. et OREKAN V., 2018

Fig. 2. : Situation géographique de la ville de Savalou au Bénin et à l’Afrique

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Source : Fonds topographique IGN, 2002

La collecte a ciblé les quartiers les plus urbanisés, dans le but de rencontrer des enquêtés qui ont accès à l’ordinateur, savent manipuler des outils de captation numérique des discours panégyriques, ce qui se résume à l’expérience de la pratique des TIC. La démarche est à dominante qualitative. En effet, elle s’est focalisée sur la qualité de l’usage, la compréhension des outils numériques et leurs usages. Les données sont collectées auprès de 90 acteurs avec comme critère de choix, la disposition d’un terminal connecté ou la possibilité d’utilisation des réseaux sociaux. Tenant compte du fait qu’il y a une foison d’outils, nous nous sommes limités à ceux qui sont les plus utilisés et faciles d’accès, dans un milieu moyennement urbanisé comme le royaume de Savalou. Le choix est porté sur trois outils numériques de partage à savoir Facebook, WhatsApp et Twitter. Un accent a été mis sur les capacités des acteurs à disposer et à faire usage d’outils de dématérialisation sous la forme de voix ou de données. Le tableau ci-dessous présente une répartition des 90 enquêtés par catégorie d’outils utilisés et montre une dominante du WhatsApp, suivi de Facebook et de Twitter (enquête réalisée en juillet 2021).

                                    Tabl. 1 : Répartition des enquêtés par catégories d’outils utilisés

Pour chacun des enquêtés, la première chose à vérifier était l’usage de l’outil numérique. Cette clarification de départ a permis de valider le critère d’éligibilité de l’enquêté. L’autre défi a été de savoir comment mesurer la valorisation du patrimoine culturel. Pour ce faire, deux modalités sont retenues: la collecte-sauvegarde à l’aide de l’outil numérique et la transmission (retransmission) au moyen des mêmes canaux. Nous avons ainsi pu collecter les données caractéristiques des panégyriques coutumiers dans toute leur diversité : clanique, festifs, religieux, royaux, etc. C’est ainsi que nous avons noté que pour les communautés, ces éléments caractéristiques peuvent prendre des significations très diversifiées, selon que le producteur-créateur se trouve dans une posture donnée.

1. 2. Méthode qualitative

Les variables en présence sont relatives à l’usage des outils numériques et la valorisation du patrimoine culturel immatériel, notamment les panégyriques coutumiers. Ces variables sont qualitatives et reposent sur plusieurs modalités dont nous avons choisi deux à savoir l’âge et le niveau d’éducation numérique des acteurs. La collecte de données a révélé que l’âge moyen des enquêtés est de 44 ans, les bornes inférieure et supérieure étant situées entre 17 et 64. Dans ce cas-ci également, les entretiens ont été semi-structurés, avec un échantillon représentatif. Pour ce qui est de l’usage de l’outil numérique, nous avons plutôt tablé sur la pratique de ces outils et la preuve de leur utilisation et la présence réelle du contenu panégyrique coutumier. La collecte de données sur le niveau d’éducation des enquêtés est pour nous un élément de vérification qui a permis de noter que plus l’individu est lettré, plus il a tendance à utiliser lesdits outils. En dehors du niveau d’éducation, la barrière linguistique parait également comme un frein à leur utilisation. Les tableaux suivants nous récapitulent ces données collectées.

                                                          Tabl. 2 Présentation des variables

`Source : Données collectées dans la ville de Savalou en août 2021

Cette approche a permis de mettre en confiance les enquêtés et a offert l’occasion de collecter le maximum de données et même de disposer de plus amples informations sur les choix faits. À la suite du tableau qui présente les variables vérifiées, voici une répartition par acteurs selon les critères vérifiés dans le tableau suivant.

Tabl. 3 : Répartition des acteurs par variables vérifiées

Source : Données collectées dans la ville de Savalou en août 2021

1. 3. Analyse des données

Dans le cadre de cette recherche, nous avions formulé l’hypothèse selon laquelle l’usage des outils numériques influence la valorisation des panégyriques coutumiers dans le royaume de Savalou. Les panégyriques coutumiers sont identifiés comme patrimoine culturel immatériel et en tant qu’objet de la recherche, sont susceptibles de dynamisation et de soutien sociétal. Pour vérifier si l’usage des outils numériques influence les panégyriques coutumiers et sous quelles formes, nous avons cherché à vérifier la relation qui existerait entre la pratique de l’outil numérique et une quelconque valeur ajoutée à la coutume valorisée. Les réponses fournies par 85% des enquêtés montrent que le meilleur moyen de leur redonner de la valeur est de s’approprier les outils numériques pour les collecter et les partager rapidement. C’est l’exemple des panégyriques claniques qui font jusqu’à nos jours l’éloge des grandes familles du royaume de Savalou. On peut en effet citer les agbodjèvi zanhouènou, adjanou (bajavi somènou), akénou, ahantounvi dakpanou, ananou dokonnou, dévɔvi djɔdjinou (gbanlinnou), dɛhoin ouèssènou, hannan monlanou, houègbovi guéyɔnou, klavi adjohouɛnou, kpétɔ yalénou, tchètovi sinmènou (missavi agbogbénou). L’habitude de la pratique de ces us et coutumes semble proche de celui développée par (Soulier et Roigé 2022 : 89), qui ont conclu qu’avec ces outils, le partage de l’information se fait très rapidement au sein d’une population relativement grande. En effet, une fois déclamés et enregistrés sur des supports numériques de la gamme des enregistreurs ou directement sur la carte mémoire d’un téléphone, ces litanies parcourent rapidement le monde, de supports en support et de bouches à oreilles. Ces contenus digitalisés ont la magie, non seulement de se donner de la valeur par leur connaissance, mais aussi de révéler la communauté productrice. Les entretiens semi-dirigés que nous avons eus avec les enquêtés ont permis de noter leur niveau de compréhension de l’apport de ces outils. 20% de l’échantillon constitué de personnes dont les âges se situent entre 30 et 40 ans ont expliqué comment, en se les partageant sur les supports numériques, on a des chances de les voir lus par plus de personnes, au-delà de leur milieu de production ou de création : « Je vis à Dassa-Zoumé, commune limitrophe au royaume de Savalou. Je n’en saurais rien aujourd’hui si mes parents restés à Savalou ne profitaient pas de diverses occasions pour partager avec moi les plus belles déclamations dont ils ont été témoins, surtout les panégyriques qui nous révèlent tous les jours, davantage nos origines », a dit le quadragénaire, tout ému. « C’est à partir des partages numériques que j’ai appris de la bouche d’un octogénaire garant de la tradition, que chaque panégyrique a un lien avec l’histoire du terroir et explique souvent le processus d’installation du clan dans la communauté. On y apprend tout. De ce qui peut dorloter le clan en temps de paix, à ce qui peut réveiller en lui la fougue du guerrier que le devoir appelle, en temps de conflit », a dit un second quinquagénaire. Ils ont ainsi remis l’accent sur la force de la transmission. Certains (ayant atteint le niveau du cours secondaire) ont expliqué que les outils numériques sont aujourd’hui les meilleurs moyens de partage et de conservation, vu la rapidité de leurs impacts sur leur cible. Ils trouvent même que ces contenus ne s’effacent jamais totalement des contenants de sauvegarde, comme l’avait déjà soutenu (Castéret 2017 : 28-31), parlant de numérique et transmission et que (Nossereau 2004 : 44) a confirmé en parlant des reformulations du numérique qui font du document un tout : contenant, contenu et médium. Pour conforter leur explication, certains ont fait la comparaison entre les mêmes panégyriques coutumiers non diffusés et ceux ayant fait l’objet de numérisation et de partage à grande échelle. Comme (Cordereix 2012 : 273), ils soutiennent que les patrimoines jamais dématérialisés ne sont connus que des seuls détenteurs et producteurs et finissent par disparaître avec le temps, dès que ceux-ci arrivent à mourir. C’est à cette triste réalité que faisait allusion Amadou Hampaté Bâ quand il comparait le vieillard qui meurt en Afrique à une bibliothèque qui brûle.

2. Les résultats des tests

2.1. Évaluation des éléments qualitatifs

2.1.1. Les avantages de l’usage des outils numériques

Dans sa thèse soutenue sur le patrimoine culturel immatériel et les technologies numériques : usages et représentation, (Becuywe 2020 : 13-42) a partagé son expérience sur le patrimoine culturel immatériel à l’épreuve du web. L’une des questions initiales de sa recherche était de savoir comment le numérique était devenu un outil évident pour les praticiens des archives orales et du PCI. Il est facile à ce stade de s’interroger sur les changements sociaux et culturels que les technologies ont induits dans le long processus de transmission des savoirs et dans l’organisation et la réorganisation des communautés face à leurs patrimoines. On peut bien s’interroger sur les bouleversements que ces technologies ont également induits chez des communautés dans leur rencontre avec ces outils. En tout état de cause, ces outils sont devenus des éléments de médiation du patrimoine selon (Becuywe 2020 : 4).

L’un des champs d’investigation des usages du numérique dans le patrimoine, reste l’inventaire. A titre d’exemple, pour sauvegarder le patrimoine culturel immatériel, l’UNESCO a demandé à chaque Etat d’inventorier son propre patrimoine. Cette recommandation de l’institution a été largement présentée par (Lempereur 2012 : 26-30). Il semble donc admis que l’un des chemins vers la sauvegarde reste l’inventaire, précurseur de toute forme de valorisation. Pour (Khaznadar 2005 : 6-7), l’inventaire permet de « sensibiliser, de susciter le respect de toutes les formes du patrimoine immatériel et d’honorer sa nature vivante en constante évolution ». (Fournier 2007 : 430) a par contre, rendu compte des positions tranchées entre ceux qui présentent l’inventaire comme une « mise en grille des pratiques culturelles », pour justifier leur développement futur et ceux comme lui qui présentent l’expérience de l’inventaire comme une opportunité pour la recherche anthropologique et tremplin vers la valorisation. Il y a cependant d’autres auteurs comme (Bromberger 2014 : 150) pour qui l’inventaire contribue à réduire la diversité culturelle pour ne renforcer que les standards internationaux de la patrimonialisation. Ces positions nous paraissent trop tranchées et finissent par diluer l’inventaire en le vidant de son sens de connaissance panoramique d’une réalité sociale.

Loin de ces réserves des uns, les autres ne trouvent aucun inconvénient à ce que les éléments d’inventaire se voient valorisés par les technologies numériques. Cette présence partagée, sert de veille pour attirer l’attention de tous sur les dangers auxquels le patrimoine est exposé. Pour finir, notons que les enquêtés de la ville de Savalou ont en majorité reconnu que les technologies numériques se présentaient comme des outils de documentation et de diffusion des connaissances et ils ont ainsi en majorité rejoint (Becuywe 2020 : 50) sur les arguments développés dans sa thèse. « Il n’est pas facile à la mémoire humaine de garder in extenso toute la litanie déclamée dans un panégyrique. Ce sont les outils numériques qui sont capables de cet exploit et de cette précision », a dit un enquêté. Nous avons été captivés par les propos d’un centenaire, Trésor Humain Vivant (THV) : « J’ai l’assurance, avec les pouvoirs connus du numérique, que mes propos vont maintenir leur vivacité plusieurs années après mon passage sur terre. Quand nous étions plus jeunes, la diffusion de ces trésors coutumiers se faisait de bouche à oreille. Mais aujourd’hui, les [nouvelles machines] ont battu tous les records en termes de propagation et de rapidité». Ces propos confirment bien qu’il y a évidemment des avantages certains à associer le numérique à la gestion de son patrimoine et surtout à sa valorisation.

2.1.2. Usage du numérique, moyen de lutte contre la piraterie ?

L’Office Mondial de la Propriété Intellectuelle (OMPI), en parlant de l’accessibilité directe des contenus patrimoniaux via l’internet, pense qu’il s’agit du meilleur moyen de décourager la piraterie commerciale des œuvres culturelles et leur trafic illicite. Selon cet argumentaire développé dans sa thèse, (Morin 2007 : 53-59) estime qu’une fois que le bien culturel est partagé et publié, aucun faussaire ne peut plus s’en arroger la paternité et donc prétendre en détenir le copyright de façon frauduleuse. Dans le cadre de notre recherche, la technique consistant à lutter contre la fraude commerciale relative à la vie du patrimoine par sa dématérialisation, est largement partagée. Pour la majorité des personnes enquêtées, certains panégyriques coutumiers partagés sont bien connus comme issus du royaume de Savalou et des communautés autochtones et locutrices de la langue mahi. Des exemples ont même été cités à titre de preuve. L’inventaire des Ressources Ethnographiques du Patrimoine Immatériel du Québec (IREPI) disponible sur le site de Ressource[1], est un outil essentiel pour la connaissance du patrimoine immatériel du Québec certes. Toutefois, cet outil peut être reproduit dans le cadre d’autres patrimoines immatériels, notamment comme les panégyriques coutumiers de Savalou. Pour y arriver, il faut procéder de façon méthodique à des enregistrements de voix, les traiter, les partager et les conserver pour l’usage d’autres générations.

Au Bénin, l’École du Patrimoine Africain (EPA) a lancé en octobre 2020 un projet d’inventaire du patrimoine culturel. Même si à cette étape, il y a plus de biens culturels matériels et architecturaux mis en en ligne que d’immatériels, il s’agit d’un bon début à encourager pour partager le plus possible, grâce au numérique, les contenus patrimoniaux du Bénin. La dimension virtuelle de l’internet accentue aujourd’hui encore davantage la déterritorialisation d’éléments culturels patrimoniaux selon (Berriane et al. 2015). Suivant ces auteurs, cette force de « virtualisation » est surtout conférée au patrimoine par les moyens numériques sous forme de « sites amateurs ou professionnels, informels ou officiels, les blogs et autres pages personnelles qui donnent une visibilité certaine à des formes de patrimoine culturel immatériel jusque-là inaccessibles au grand public ».

2.1.3. L’interprétation et la médiation culturelle

Selon (Bortolotto 2011 : 187-189), l’interprétation du patrimoine, activité de création collective, est une forme particulière de valorisation dont certains peuples ont la paternité. Son champ d’application reste le patrimoine naturel et culturel où des communautés entières se mettent dans des jeux de rôle grandeur nature. Dans les pays anglo-saxons (États-Unis d’Amérique et Canada), la notion était intimement reliée à la visite des parcs nationaux, visites conduites et encadrées par des guides dans une ambiance parfois déguisée et folklorisée, pour permettre aux publics de comprendre un patrimoine culturel dans son historicité. On pourrait citer à cet effet, comme (Moss 1999), au Musée de la civilisation du Québec, le Centre d’interprétation de la Cour Royale, sur les pas de l’archéologie dans la ville de Québec. L’histoire retiendra que les principes de l’interprétation ont été formalisés par le journaliste (Freeman 1957) dans son ouvrage Interpreting or heritage. La notion postule que la seule contemplation du bien culturel ne suffit pas pour comprendre comme (Bessard et Robine 2008 : 10) l’ont précisé sur leur fonction en matière de recherche et de diffusion. D’où la nécessité de la présence d’un guide qui a pour vocation d’impliquer le visiteur et de réussir à l’émouvoir. La finalité est qu’il communie totalement avec l’interprète, se mette dans sa peau et se positionne plus tard comme le défenseur de ce patrimoine et par ricochet assurer sa protection. (Arpin 1998 : 20-27) a relaté plusieurs activités dont il fut témoin et qui lui ont permis de communier avec les œuvres patrimoniales visitées et revisitées à travers les scènes de commémoration vécues au musée de la civilisation du Québec.

Si à l’origine, ces notions ne se fondaient pas entièrement sur les outils numériques, on peut bien imaginer à quel point leur présence contribue à changer les choses de nos jours. Ces mutations technologiques fondent l’espoir de la valorisation des panégyriques coutumiers du royaume de Savalou.

3. Discussion

Au vu de tout ce qui précède, et à travers les différents travaux mis à contribution, il nous semble que les outils numériques ont une influence sur la valorisation du patrimoine culturel immatériel que nous avons choisi d’étudier. Comme le disent (Westeel et Municipale 2004 : 42), le numérique redonne vie au patrimoine. C’est pour étayer davantage le processus que nous avons mis à contribution l’approche qualitative pour essayer d’expliquer le phénomène. Pour ce faire, il parait encore plus important d’en revoir quelques aspects pour mieux fonder notre raisonnement. Il s’agit notamment des effets du numérique sur la transmission. L’on pourrait se demander avant d’entamer la démonstration, si l’on pourrait bien transmettre le PCI en faisant fi de ces outils modernes qui fonctionnent comme un saut dans l’inconnu. L’autre débat que nous soulevons dans cette discussion est celui relatif aux vieilles rivalités que l’évocation d’un passé patrimonial peut permettre de réveiller. La transmission ne se fait pas toujours sans anicroche et là-dessus, nous devions savoir raison garder, car le remuement des vieilles cendres peut devenir une histoire capable d’amplifier les rivalités entre les communautés. C’est ce que (Bondaz et al. 2012 : 9-22) ont désigné par « les résistances et usages contestataires du patrimoine». Attiser le feu en réveillant de vieilles querelles communautaires n’est jamais loin de l’usage inapproprié du patrimoine panégyrique en milieu communautaire. En effet, il n’est pas rare de noter que certaines évocations panégyriques ont constitué par le passé, les phrases-relais, passe d’armes entre les groupes antagonistes ou rivaux.

Heureusement que les outils numériques sont les derniers maillons d’une équipe de défense de la conservation comme l’ont évoqué (Chatouk et al. 2018) dans leur thèse. Nonobstant tout, ils le font si bien que c’est la petitesse et la friabilité de la mémoire humaine qui peut encore donner tort à ceux qui pensent le contraire.

3.1. Les outils numériques, la transmission et l’innovation

Selon (Doueihi 2011 : 14) que (Treleani 2017) a appuyé, le patrimoine culturel immatériel, couvert par la Convention de l’UNESCO de 2003, est par définition un patrimoine vivant, nourri par les communautés qui le portent. Il est pour ainsi dire aux confluents de plusieurs enjeux dont ceux économique, politique, social et culturel. Ces différents enjeux sont encore mieux valorisés quand ils sont mis en avant par les outils numériques qui les rendent accessibles immédiatement à distance. Ces partages que (Lempereur 2012 : 29-30) appelle « transculturelles », sont, également selon son terme, de la « récolte vivante de contenus dont les modes de transmission sont d’essence orale ou gestuelle ». La plupart des personnes enquêtées disent donner la préférence au collectage audiovisuel et une intime association de l’internet en cas de publication. Plusieurs personnes l’ont martelé : une publication en ligne a l’avantage de mettre les contenus à la disposition de tous les acteurs en présence. Détenteurs ou visiteurs, chacun y trouve forcément son compte. Cette démarche colle bien avec la sociologie de l’innovation que nous avons appelée et qui invite à innover pour donner du sens au présent. Nous n’avons pas été surpris de noter que les pratiquants des panégyriques coutumiers font parfois preuve d’imagination créatrice. Il n’y a pas un répertoire pré-fait avant la première création de la poésie panégyrique. Des personnes ont dû innover à un moment pour donner à la déclamation son sens le plus culturel possible.

La notion de transmission se trouve au cœur du patrimoine depuis la mise en place de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel par (Unesco 2003 : 18). Ainsi, après avoir fixé les éléments d’identification dans cette définition, la préservation et la transmission ont été présentées comme des enjeux primordiaux à l’échelle nationale et internationale. (Munz 2014 : 359-362) dans ses recherches a évoqué de façon précise la captation patrimoniale des savoir-faire horlogers au risque de leur transmission. Pour plus de 80% de l’échantillon questionné, la transmission doit recouvrir l’augmentation de son « attractivité » auprès des jeunes générations comme l’ont souligné (Dimitropoulos al. 2018). Cette frange des enquêtés dira que les TIC contribuent fortement à cette transmission en proposant de nouvelles méthodes « innovantes » et des outils spécifiques capables de fixer les gestes et mouvements humains et l’enregistrement des connaissances en question. Ceci pose en effet le problème de la diffusion des innovations, volet incontournable après l’identification du changement social induit par l’innovation, dans une société sans cesse changeante.

3.2 Les outils numériques et le pouvoir des représentations

Selon (Garnier 1999 : 6-7), toute représentation portée par un individu est socialement construite. La théorie des représentations sociales que nous avons invitée, s’arrime bien avec cet ancrage Comme le soulignent (Doise et coll. 1992 : 120). La dynamique d’élaboration des représentations est intimement entremêlée à la dynamique des rapports sociaux. C’est ici le lieu d’apprécier le pouvoir de représentation que détiennent les outils numériques. Les représentions sociales « forment le sous-sol qui échappent aux individus mêmes dont elles façonnent les actes et les paroles et à qui elles permettent de coexister » et c’est le postulat qui fonde la pensée théorique de (Moscovici 1989 : 189) que nous avons épousés. C’est ainsi que les individus qui s’y identifient, ne réalisent pas à quel point les représentations sociales sont à la fois produit et processus. Cette étude nous a permis de nous convaincre que la dynamique des représentations est étroitement liée à la dynamique des rapports sociaux. Le numérique à travers son pouvoir unificateur est un grand contributeur de cette dynamique et il est aisé de noter que les rapports sociaux mis en orbite par les représentations sociales se révèlent complexes et plurielles. Fruit d’une bonne dynamique, les représentations recèlent les meilleurs outils de la construction sociale des individus et des groupes. C’est en cela que nos résultats confortent les choix théoriques et confirment que les panégyriques coutumiers du royaume de Savalou n’ont pas fini de révéler leurs pouvoirs d’innovation et de construction permanente de la société.

Conclusion

La valorisation du patrimoine culturel immatériel que sont les panégyriques coutumiers, religieux ou royaux, peut bien être influencée par les outils numériques. Selon (Brotcorne 2012), ces outils se mettent au service de l’amplification pour donner une nouvelle vie au patrimoine. Tout comme il le dit, on voit ainsi à travers leur utilisation, émerger des formes inédites de solidarité et de convivialité, qui prennent appui sur les outils numériques pour se convertir en collectifs citoyens, rendus plus ou moins publics car désormais visibles. Il poursuit en précisant que des pratiques citoyennes collectives autour du numérique ou l’animation de l’espace public grâce au numérique peuvent alors favoriser une dynamique de construction et de partage de connaissances et de valeurs communes sur un territoire donnée. Ceci peut aider les habitants à se réapproprier l’espace public et à renforcer la cohésion sociale de façon générale. Pour arriver à cette conclusion que partage largement (Brotcorne 2012 : 12), nous avons combiné plusieurs méthodes de recherche qualitatives, appuyées par des rencontres-discussions semi-guidées. Cette combinaison a eu l’avantage d’identifier les acteurs ayant une grande personnalité, un niveau d’éducation élevé ou non, et qui nous ont permis de déterminer comment leur pratique du numérique se rapproche finalement d’une participation citoyenne dont (Brotcorne 2012 : 18) rend le numérique capable de créer. En citant (Vedel 2005), il dira notamment comme lui que plusieurs auteurs s’accordent à mettre en évidence trois axes principaux autour desquels s’articulent les projets et les expériences en matière de démocratie numérique : produire, diffuser et partager des informations ; débattre et discuter ; délibérer et co-décider. Les panégyriques coutumiers manipulés par les acteurs dans le royaume de Savalou sont bien en phase avec ces rôles.

Sur un tout autre plan, une autre variable est le « non usage des outils numériques dans la valorisation des biens culturels, qui pourrait justifier les contre-performances ». Dans cette rubrique, nous avons d’abord cherché à vérifier le niveau d’utilisation des technologies de l’information et de la communication et le savoir-faire numérique des acteurs. Pour le premier pan de l’analyse, l’indicateur principal était lié à la maitrise des outils numériques. Nous avons noté chez les acteurs qu’il y a une maitrise disparate. La différence est nette dans le niveau de maitrise, si on est en milieu urbain ou rural. Il va de soi que les technologies sont plus disponibles en milieu urbain mais se raréfient quand on évolue vers les milieux ruraux en raison du fossé numérique qui va, se creusant.

Pour ce qui est du savoir-faire numérique des acteurs, nous avons simplement vérifié la présence ou non des réseaux sociaux dans l’univers de l’établissement culturel. Là encore, il a été noté que le fossé numérique a déterminé la présence ou non des réseaux. En effet, plus on est proche des milieux urbains, plus on note la présence desdits réseaux. Les environnements les plus pauvres en réseaux sont ceux marqués par une forte absence des moyens technologiques de base, ce que confirment les travaux de (Bigot et Croutte 2006), parlant par ailleurs de la diffusion des technologies de l’information dans la société française.

Il est également important de faire ressortir ici le rôle que les parties prenantes peuvent jouer pour éviter que la face dangereuse de ces outils ne joue contre la promotion et la conservation du patrimoine en situation. Si on n’y prend garde, les actions de sauvegarde, de restauration, de conservation et de valorisation peuvent contribuer à livrer le patrimoine et en faire un bien exogène dont ne profiteront pas les communautés créatrices. (Clément et Duris 2017 : 62-71) nous ont suffisamment alertés sur les dangers que nous courons au quotidien dans la manipulation hasardeuse du numérique. Nous sommes d’accord pour œuvrer à associer par tous les moyens les outils numériques pour redonner de la valeur au patrimoine, mais attention à faire l’équilibre entre nos pertes et nos gains. Pour paraphraser (White 2006 : 7-25), assurons-nous et soyons conscients que la mise en public de la culture représente autant de pièges que de possibilités.

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Auteurs

Tokandji Appolinaire GBAGUIDI
Doctorant en sciences de gestion – Option information et communication
École supérieure Robert de Sorbon (Bénin)
Courriel : tokandji@yahoo.fr

Benjamin Théophile AKOHA
Maître de Conférences/CAMES –  Ethique, Morale et Philosophie
Institut Jean Paul II – Cotonou (Bénin)
Courriel : theoakoha@yahoo.fr                                                                                        

Sourou Guy NOUATIN
Professeur titulaire/CAMES –  Agro-sociologie
Université de Parakou (Bénin)
Courriel : gnouatin@gmail.com

Auteur correspondant

Tokandji Appolinaire GBAGUIDI
Courriel : tokandji@yahoo.fr

 © Édition électronique

 URL – Revue Espaces Africains  https://espacesafricains.org/
Courriel – Revue Espaces Africains : revue@espacesafricains.org
ISSN : 2957-9279
Courriel – Groupe de recherche PoSTer : poster_ujlog@espaces.africians.org
URL – Groupe PoSTer  https://espacesafricains.org/poster/

© Éditeur
– Groupe de recherche Populations, Sociétés et Territoires (PoSTer) de l’UJLoG
– Université Jean Lorougnon Guédé (UJLoG) – Daloa (Côte d’Ivoire)

© Référence électronique

Tokandji Appolinaire GBAGUIDI, Benjamin Théophile AKOHA & Sourou Guy NOUATIN « Les usages du numérique dans la valorisation des panégyriques coutumiers au Bénin », Revue Espaces Africains (En ligne), 2 | 2022, ISSN : 2957- 9279 (Varia), Vol. 3, mis en ligne, le 30 décembre 2022.

  1. www.irepi.ulaval.ca : site consulté le 24 mars 2022 à 15h12.
 
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