Véronique Tadjo : pour une esthétique de la restauration écologique dans « en compagnie des hommes »
Véronique Tadjo : for an aesthetic of ecological restoration in “en compagnie des hommes”
Donald Gullit NZUE ANGO
Résumé
Cet article a pour objectif de montrer que, dans En compagnie des hommes de Véronique Tadjo, la crise écologique offre la possibilité de problématiser le rapport de l’homme à son environnement. En effet, Véronique Tadjo montre comment la destruction des écosystèmes crée une désorganisation sociale et environnementale, débouchant sur des mutations à l’origine de la zoonose, à savoir des contaminations dues à la cohabitation avec des animaux. C’est au regard de ces mutations que le texte tente de reconstruire un équilibre environnemental. A travers l’esthétisation de l’anthropomorphisme, Tadjo exprime non seulement sa philosophie animiste mais aussi prête à la nature son caractère symbolique, voire sacré. Ainsi, pour illustrer notre analyse, nous utiliserons comme cadre méthodologique l’écocritique qui analyse le rapport entre littérature et environnement afin de mieux cerner les savoirs endogènes, qui sont propres à l’espace africain.
Mots-clés : Environnement, Animisme, Mondialisation, Savoirs endogènes, Ecocritique
Abstract
This article aims to show that, En compagine des hommes, the ecological crisis offers the possibility of problematizing the relationship of man to his environment. Indeed, Véronique Tadjo shows how the destruction of ecosystems creates social and environmental disorganization, leading to mutations at the origin of zoonosis, namely contamination due to the cohabitation with animals. It is with regard to these changes that the text attempts to rebuild an environmental balance. Through the aestheticization of anthropomorphism, Tadjo not only expresses his animist philosophy but also lends nature its symbolic, even sacred character. Thus, to illustrate our analysis, we will use ecocriticism as a methodological framework, which analyzes the relationship between literature and the environment in order to better identify endogenous knowledge, which is specific to the African space.
Keywords : Environment, Animist, Globalization, Endogenous knowledge, Ecocriticism
Introduction
L’écologie[1] désigne selon le (Larousse 2014 : 410) « la science qui étudie les relations des êtres vivants avec leur environnement ». Cette démarche participative des différentes formes de vie est centrale dans l’écocritique. Convenons avec (Roussiau & Bonardi 2001 :19) que l’écocritique est « une représentation sociale et une organisation d’opinions socialement construites, relativement à un objet donné, résultant de communications sociales, permettant de maîtriser l’environnement et de se l’approprier en fonction d’éléments symboliques propres à son ou à ses groupes d’appartenance » Pour (Blanc 2008 : 15), elle correspond à « l’étude du rapport entre la littérature et l’environnement naturel. »
La littérature ivoirienne, à travers En compagnie des hommes de la romancière Véronique Tadjo obéit à cette description. Ce texte, en effet, vise à montrer que la crise écologique offre la possibilité de problématiser le rapport de l’homme et de l’environnement, car les mutations perceptibles débouchent sur des maladies d’origines animales qui menacent la santé humaine. C’est justement cette mutation liée à la transgression de la nature par les humains qui nous permet de déboucher à la restauration écologique. Parler d’esthétique de la restauration écologique revient à montrer que les hommes, avant leurs actions néfastes sur la nature, vivaient en harmonie avec celle-ci. Mais lorsqu’ils ont commencé à la détruire, ils ont été confrontés à des catastrophes. Véronique Tadjo tente de reconstruire un équilibre social et environnemental en montrant que cette démarche prend en compte l’harmonie entre les êtres vivants. L’esthétique sera entendue ici comme la particularité langagière avec laquelle Véronique Tadjo redonne à la nature sa primauté. Elle devient par la suite, une esthétique environnementale chez Nathalie Blanc, car il est question du rapport de l’homme et de son environnement. En effet, le texte s’ouvre sur deux jeunes enfants qui vont en forêt pour chasser. Ces derniers tirent sur des chauves-souris, les tuent, les emmènent au village et en font leur repas. Quelques temps après, ils se retrouvent à l’agonie. C’est à partir de cet instant que la maladie (Ebola) surgit dans le village. Toutes les stratégies sont par la suite mises en place pour éradiquer Ebola qui gagne le village. L’idée exprimée est celle selon laquelle dès que l’homme transgresse les codes ou les lois écosystémiques de la nature, il s’expose à divers problèmes. C’est à juste titre que « les rapports sociaux sont l’essentiel de la substance du drame environnemental » (Suberchicot 2016 : 38), car avant cet acte des jeunes villageois, il régnait une paix et une stabilité sociale. Or, pour être en parfaite harmonie avec son milieu, il faut considérer que tous les êtres vivants, au même titre que les humains, possèdent une âme, par conséquent une vie[2]. Cette configuration est perceptible dans le texte de Tadjo à partir du moment où il y a une pluralité de voix narratives, une polyphonie[3] qui, chacune donne son point de vue sur une vérité sociale, celle qui consiste à dire des choses telles qu’elles se présentent. Ce constat nous amène à poser la problématique suivante : Quels sont les éléments contributifs à la restauration écologique dans le texte de V. Tadjo ?
Le roman de l’écrivaine franco-ivoirienne, montre une pandémie née dans un village en Afrique et qui prend une proportion inquiétante en ce sens qu’elle atteindra le monde. Ainsi, trois points seront retenus pour l’élucidation de cette étude qui convoque comme méthode d’analyse textuelle : la narratologie, la sociocritique, l’intertextualité et la stylistique. Nous nous pencherons, d’abord, sur les actions néfastes des humains qui se soldent par la crise écologique et sanitaire. Ensuite, il sera question de montrer comment ces différentes actions néfastes suscitent une perspective de rétablissement de l’équilibre environnemental et social. Enfin, nous dégagerons la question des savoirs endogènes chez Véronique Tadjo.
1. De l’action néfaste des humains à la crise écologique et sanitaire
Le texte de Véroique Tadjo s’ouvre sur la transgression de la nature par les humains qui pensent en être les possesseurs.[4] Les expressions comme « armés de lance-pierres » (Tadjo 2017 :15), « visa » (15), « tirèrent » (15), « empoignèrent » (16), revoient à une isotopie de la chasse en traditionnelle. Ce qui justifie l’idée selon laquelle, les jeunes gens disposent d’armes avec lesquelles ils abattent les animaux. Ceci révèle, par conséquent, le sort qui leur est réservé. Ce simulacre de supériorité et le manque de considération de l’homme pour les animaux impactent inéluctablement et négativement l’environnement. En réponse à cette prétendue supériorité, le baobab, l’un des symboles de la longévité florale dans les savanes africaines raconte, à travers la personnification, et plus précisément de la prosopopée[5], les actions de l’homme. Ainsi, il dénonce la suprématie que les hommes exercent sur la nature en affirmant : (Tadjo 2017 : 22) « Les hommes d’aujourd’hui se croient tout permis. Ils se pensent les maîtres, les architectes de la nature […] Partout où ils se trouvent, ils s’attaquent à la forêt. » Cette dénonciation faite par le baobab, justifie l’idée selon laquelle l’homme est responsable de la crise écologique, car il pense que tout semble aller de soi ainsi que le souligne (Larrère 1997 : 12), « La crise environnementale, c’est d’abord la manifestation des choses qui, jusque-là, semblaient aller de soi » Cette crise telle que présentée ici résulte du bouleversement écologique orchestré par l’homme en transgressant les codes de l’équilibre naturelle. La représentation de la crise écologique dans la littérature vise à montrer les causes liées à celle-ci en créant comme le dit (Boulard 2014 : 48) « un imaginaire qui apporterait un nouveau regard sur la crise écologique. » En effet, l’homme et la nature sont liés par un même destin représenté par une interaction mutuellement. Ironiquement lorsqu’il exerce des actions néfastes, il subit les conséquences. Selon le récit, les actions des humains sont nuisibles à l’écosystème, dans la mesure où ils les posent en leur avantage sans tenir compte des autres composants de la biodiversité[6]. A ce sujet, l’auteur donne la parole à une instance narrative qui s’indigne en ces termes : (Tadjo 2017 : 23), « Les hommes brûlent nos branches, saignent nos troncs. Pour atteindre et exploiter une zone où s’élèvent des arbres d’une grande sagesse, ils coupent sans pitié. Ils ne voient en nous qu’une valeur d’échange. » Le baobab nous fait savoir que l’homme, dans cette attitude, songe à tirer profit sans se soucier du sort des végétaux et des conséquences qu’il encourt.
A la crise écologique, s’ajoute la crise sanitaire. A l’incipit, le narrateur décrit une partie de chasse de deux enfants originaires d’un village à la lisière de la forêt. C’est à la suite du braconnage que le virus contamine l’humanité. Et les villageois, qui sont de facto les premières victimes, sont ceux qui ont été au contact direct avec les proches de ces derniers. Les enfants sont responsables de leur malheur car les chauves-souris en question sont porteuses asymptomatiques d’un virus dangereux. Le passage suivant nous présente les faits (Tadjo 2007 : 16) :
Les petits chasseurs empoignèrent leurs proies et rentrèrent tout glorieux au village. Ils préparèrent un feu de bois, empalèrent leur gibier et le firent griller après l’avoir assaisonné de piment et d’épices chapardés dans la cuisine de leur mère […] Moins d’un mois plus tard, ils étaient à l’agonie. Le sang coulait par tous leurs orifices.
Il est montré, dans ce passage que la crise sanitaire intervient quelque temps après que les enfants aient consommé les chauves-souris. Lorsque les enfants ont pris l’initiative de se rendre dans la forêt pour chasser, ils ne s’imaginaient guère les risques qu’ils couraient en manipulant ces bestioles pour en faire leur repas. Il s’opère une similitude entre Ebola et le coronavirus, dans la mesure où ces deux pandémies sont causées dès lors que l’homme entre en contact avec des animaux. S’agissant d’Ebola, l’animal porteur du virus est la chauve-souris. Et au sujet du coronavirus, c’est le pangolin qui serait à l’origine de cette pandémie. Ces différentes pandémies trouvent leurs points de similitudes dans les mêmes modes de transmission (le contact physique). Elles induisent, en guise de mesure de protection, les mêmes mesures barrières. Ces deux pandémies ont une envergure planétaire. Mais la nature, voulant donner un avertissement à l’homme coupable « d’écolocide », inflige à celui-ci une sentence qui résonne comme un châtiment divin. Cette maladie produit, dans le village, un grand désarroi. Les villageois, notamment les parents, feront appel à un infirmier qui arrive sur les lieux et fait le diagnostic de de la santé des enfants. Il fait des recommandations qui interagissent sur les habitudes sociales du village. Les populations d’habitude si fusionnelles et qui manifestent leurs socialités par des contacts physiques (salutations, accolades, etc.) devront changer ces modèles sociaux. On leur recommande de pratiquer la distanciation sociale comme en témoigne l’extrait suivant (Tadjo 2017 : 16) :
Quand l’infirmier fut alerté, il se rendit rapidement sur les lieux et s’arrêta net. Il regarda les enfants qui se tordaient sur le lit, le sang et les glaires tachant le sol en terre battue. La puanteur dans l’air. Il dit au père : surtout, ne les touche pas, n’essuie pas leurs larmes. Ne les prends pas dans tes bras. Éloigne-toi, vous êtes en danger.
Ces propos de l’infirmier entretiennent une sorte d’intertextualité avec le docteur Rieux dans La Peste de d’Albert Camus[7]. Tout comme les souris mortes provoquent en se putréfiant la peste, la mort des chauves-souris occasionne la destruction de l’humanité. Plusieurs parallèles sont à relever : La mise en quarantaine des populations (distanciations sociales), un foisonnement de morts et les médecins qui luttent contre la maladie. Le village anomique dans lequel résident les enfants-chasseurs devient l’épicentre d’une épidémie. Après analyse, les spécialistes découvrent que l’agonie des enfants émane d’une zoonose nommée « Ebola » c’est-à-dire une maladie d’origine animale qui se transmet désormais aux humains. Le virus prend de l’ampleur car il atteint la ville et, par la suite, tout le pays. Les enfants vont trouver la mort car les infirmiers se révèlent incapables de proposer le remède approprié. Selon (Palud 2020 : 31) cette situation « confronte les hommes à leur finitude à travers un spectacle apocalyptique qui provoque l’effroi ». L’infirmier-narrateur (Tadjo 2017 :46) dit « qu’il n’existe pas de médicaments efficaces contre le virus. ». Ainsi, l’épidémie prendra une proportion internationale eu égard à la mobilité des sujets qui en réalité sont des porteurs sains (Tadjo 2017 : 35) « Et pour la première fois, Ebola avait aussi voyagé jusqu’à la métropole. ». Cette déclaration de l’infirmier montre que l’Afrique devient un « marché mondial des maladies[8] » dans la mesure où l’épidémie nait dans un village et devient « le berceau de toutes les souffrances. » (Tadjo 2017 : 36). Quelques consignes sont données pour sensibiliser les populations sur la crise sanitaire liée à Ebola qui se propage dans le monde. En effet, il est perceptible que le mode de transmission du virus se fait par le contact physique. C’est la raison pour laquelle tout contact physique devient dangereux, ainsi que l’affirme un des personnages : « je dois éviter tout contact physique. » (Tadjo 2017 : 52). Aussi, les habitants des villes et villages doivent respecter les consignes d’hygiène. Le passage suivant le souligne (Tadjo 2017 : 88) :
Nous appelons la population à respecter les consignes d’hygiène.Toute consommation de viande de brousse est dorénavant interdite. Les infractions à cette règle seront punies d’emprisonnement ferme. Lavage des mains à l’eau de Javel. A la moindre apparition des symptômes, vous devez vous rendre rapidement à l’hôpital le plus proche. Restez vigilants.
Les hommes doivent faire preuve de maturité en respectant ces consignes afin de ne pas contracter l’épidémie. La maladie qui a priori était locale, devient un phénomène mondial, car « plusieurs pays frontaliers ont aussi signalé l’existence de la maladie sur leur territoire. » (Tadjo 2017 : 88). Cette déclaration du ministre de la Santé, par le canal des journaux et la télévision, vecteurs d’éblouissements[9] chez la population, montre que la maladie est bien réelle aussi sur le territoire national qu’à l’extérieur. Par conséquent tous les secteurs d’activités sont à l’agonie (Tadjo 2017 : 102) :
L’économie s’effondre. Les activités ont cessé. Les échanges commerciaux avec les pays voisins sont interrompus, les frontières sont fermées, les projets d’infrastructures reportés. Les vols de la plupart des compagnies aériennes annulés. Les touristes disparaissent, les écoles, l’université ferment leurs portes.
Les conséquences dans la configuration mondiale liées à la crise sanitaire montrent que les actions néfastes que les hommes pratiquent contre la nature leur sont préjudiciables. En effet, les activités génératrices de revenus sont aux arrêts. L’économie s’effondre, les échanges de tous genres sont interrompus, etc. Le monde est dans une phase d’isolement.
Au regard de toutes ces actions, on peut y voir une forme du mythe du paradis perdu[10], dans la mesure où l’homme a désacralisé la nature en posant des actions néfastes. En effet, partant du récit biblique, l’homme était destiné à vivre en harmonie avec la nature, notamment dans le livre de Genèse[11]. Lorsqu’il a pêché, une fracture entre lui et son milieu s’en est suivie. C’est le cas dans le texte de Tadjo. En fait, la chasse faite par les jeunes villageois n’est qu’un prétexte pour l’auteur de justifier la cause de la maladie. Le foyer central porte sur la déforestation car les chauves-souris, si elles sont désormais visibles le jour et à proximité du village, c’est parce que les hommes ont coupé les arbres sur lesquels ces dernières trouvaient refuge. En effet, pour (Renombo 2019 : 161) « les crimes odieux ont été perpétrés dont la nature semble porter l’empreinte lugubre ». Ce sont ces facteurs précédemment cités qui engendrent la crise écologique dans un univers où l’espèce humaine dispose d’un droit absolu sur les autres êtres vivants. Si les humains ne respectent pas leur milieu de vie, ils seront toujours victimes de leurs propres actions, qui engendreront des crises environnementales.
2. Pour un processus de rétablissement de l’équilibre environnemental et social
Après cette crise d’origine humaine, il revient tout de même à l’homme de rétablir l’ordre normal des choses. C’est une tentative de réconciliation de l’Afrique[12] avec elle-même, rappelant la nécessité et l’importance de la nature dans la vie de l’homme. L’aspect social est d’autant important dans la logique de Tadjo que le drame environnemental se solde par le dépaysement de la société dans son entièreté. C’est à ce titre que (Suberchicot 2012 : 39) souligne que « le motif environnemental engage à la discrétion en matière de rapports sociaux, pour éviter d’alourdir l’aspect social, ce n’est pas une surprise, car en effet, tout texte environnemental rencontre la question sociale tôt ou tard » Ici, la question sociale, dans le texte environnemental, est prépondérante. La pensée écocritique, telle qu’elle se dégage dans l’univers textuel de Véronique Tadjo, interroge l’environnement sociétal dans toute sa diversité.
Pour parvenir au rétablissement de l’ordre environnemental, social et à la paix, les hommes sont invités à prendre en compte les recommandations du baobab qui affirme ceci : « J’ajouterai que les hommes doivent signer un pacte de bonne entente avec la nature. Nous devons vivre ensemble et préserver le bien-être de la planète. » (Tadjo 2017 : 163). C’est à ce titre que l’Afrique pourrait se réconcilier avec son passé. Aussi, « j’encourageais l’apaisement. Les villageois se donnaient le temps d’écouter, de désamorcer les querelles qui menaçaient de les diviser. » (Tadjo 2017 : 30). Le baobab propose des pistes de solutions que les humains doivent suivre pour sauvegarder l’équilibre environnemental ou envisager à le reconstruire. Ils doivent reconnaitre leurs forfaits dans la nature (Tadjo 2017 : 149) :
Crois-moi, Baobab, si les hommes acceptaient de reconnaître leur côté intrinsèquement sombre, ils apprendraient à mieux contrôler leurs pulsions destructrices au lieu de se laisser contrôler par elles. Ils devraient s’analyser froidement et chercher des façons efficaces d’arrêter le carnage. Ils devraient oublier leurs idées saugrenues de fraternité et de solidarité qu’ils bafouent sans vergogne, et être plus réalistes.
Tous les problèmes auxquels sont liés les êtres vivants émanent de l’homme. Or, si ce dernier venait à respecter et considérer les autres créatures, il n’y aurait pas eu cette épidémie dans la société africaine. Si l’homme agissait conformément aux normes imposées par la « Mère-Terre » (Gancea 2014 : 309), il n’y aurait pas un déséquilibre environnemental. Au contraire, une harmonie qui maintiendrait l’Afrique dans la paix et la stabilité.
Le drame lié à la nature touche l’organisation sociale, dans la mesure où les actions que les enfants ont menées dans la forêt, en chassant les chauves-souris, ont entrainé une catastrophe. Pour (Clavandier 2004 : 26) « La catastrophe c’est la menace, c’est l’incertitude, c’est la gestion des risques qui vise à sa maîtrise mais surtout à sa non-répétition. » Mais à partir de cette catastrophe l’homme se montre résilient. Il invente et emploie des stratégies pour éradiquer l’épidémie qui montait crescendo non seulement dans le village mais également partout dans le monde. Désormais (Tadjo 2017 : 118). « le pays est à reconstruire. Depuis la fin officielle de l’épidémie, la phase de décontamination de tous les centres de traitement a commencé. » Il y a dans ce passage, une restructuration des choses ; il faut tout reconstruire pour oublier les ravages provoqués par l’épidémie. Il y a un processus de décontamination des foyers de contamination pour les rendre à nouveau fréquentables. Ce qui apporte de la quiétude et fait naitre un espoir nouveau. La résilience humaine se manifeste aussi à travers le travail acharné des personnels de santé. Ainsi l’infirmier qui est l’une des voix narratrices affirme (Tadjo 2017 : 47) : « Il me faut seulement continuer mon travail en espérant que l’horreur prendra bientôt fin, que je pourrai revenir un jour à la maison, pour oublier et revivre. » Le travail des médecins consistait à voir les pays retrouver sa stabilité et la paix en éradiquant l’ennemi invisible qui est le virus. Leurs efforts se sont avérés payants, car l’épidémie a été éradiquée et les populations pouvaient retrouver toute la quiétude et la stabilité sociale. Cet équilibre passe par les savoirs africains que nous verrons par la suite.
3. Les savoirs endogènes chez Véronique Tadjo
Les savoirs préconisés par Véronique Tadjo sont ceux qui associent l’homme dans sa relation avec la nature. Entendons par savoirs, toute forme de connaissances acquises par l’étude et par l’apprentissage. Dans le cas précis de notre travail, il s’agit des formes de savoirs liées à l’Afrique traditionnelle. Cette démarche laisse entrevoir l’idée d’animisme[13]. Pour (Tadjo 2018 : 181), « L’animisme est une croyance aux forces vitales qui régissent la nature. L’homme n’est qu’un élément de cette organisation qui doit composer avec les êtres vivants, comme les végétaux et les animaux, s’il ne veut pas briser l’équilibre fragile de la vie sur Terre. » L’orientation que nous donnons à l’animisme porte sur la religion qui est l’ensemble des méthodes inventées par l’homme pour atteindre le divin ou l’immanence. La religion est consubstantiellement liée à l’humanité. L’Afrique traditionnelle est mue par l’animisme qui consiste à sacraliser tous les êtres vivants. Chez ceux-ci comme chez des peuples ataviques, le microcosme et tous ses constituants porte une âme et est donc un canal dynamique pour instituer une communication entre le vivant et les ancêtres. Cette perception animiste fait en sorte que le récit de Véronique Tadjo s’organise sous une forme polyphonique en donnant la parole aux êtres sans hiérarchie aucune. La pluralité de ces voix narratives est la traduction ou la matérialisation, sur le plan narratif et discursif, de la biodiversité qui caractérise la nature. Le titre même du roman est évocateur dans la mesure où à côté des voix narratives humaines, il y a toute une prosopopée. De la même manière qu’elle donne la parole aux arbres, elle la donne également à des êtres humains qui sont exemplaires et qui préconisent l’association de tous les êtres vivants. Et ce qu’ils ont en commun, à savoir l’exercice d’une forme d’humanité. Cette philosophie de la nature (animiste) s’étend chez (Effa 2015 : 7) qui pense que :
Dans « animisme », il y a l’âme. L’âme est le principe qui anime une chose. Vous la trouverez dans les végétaux, chez les animaux et chez les humains. Dès qu’un être respire, s’alimente, se reproduit, il est doté d’une âme. Le citronnier, la petite fourmi, l’humain ont tous une âme. Apprends donc que nous n’avons pas le monopole de l’âme, mais ton âme n’a qu’une vertu, celle de te rapprocher des autres âmes pour te confondre avec elles et les reconnaître. Le haut est dans le bas et le bas est dans le haut. Les animaux, les plantes, les insectes, tous les éléments portent l’influence des astres ; certains comme le lion sont solaires, d’autres lunaires comme le buffle, d’autres stellaires comme le cerf ou certains patrons ou plantes. Le dehors et le dedans se croisent et se rejoignent sous le règne de l’âme. Si tu écoutes ton âme, tu comprends qu’il n’y a pas d’horizon clos car le monde est nu comme un cri. Tout parle. L’eau, le feu, la poussière, le vent, le bois, l’oiseau. Même le plus petit insecte, invisible quand tu marches, parle. Alors, avant de t’empresser de parler, apprends à écouter. Chaque être parle une langue différente, mais tous les êtres disent quelque chose. Respecte chaque parole comme une corde sur laquelle tu avances et dont tu ne peux te dire si elle est tendue très haut ou très bas au ras du sol.
C’est à partir de ces connaissances animistes que découlent les « savoirs endogènes » qui sont des éléments propres à une communauté, un village, un pays, un milieu spécifique. Il est nécessaire et important d’évoquer les savoirs endogènes car ce sont des savoirs propres à l’Afrique à travers lesquels les connaissances sont considérées comme un patrimoine culturel africain. C’est dans cette perspective que (Hountondji 1994 :15), indique :
On appellera donc « savoirs endogènes », dans une configuration culturelle donnée, une connaissance vécue par la société comme partie intégrante de son héritage, par opposition aux savoirs exogènes qui sont encore perçus, à ce stade au moins, comme des éléments d’un autre système de valeurs.
Cette déclinaison des « savoirs endogènes » nous donne un aperçu de la conceptualisation de cette notion chez Hountondji. En effet, les enjeux liés aux savoirs dont il est question, sont ceux qui sont relatifs aux connaissances et au fonctionnement de la nature. Chez Tadjo, ils peuvent être catégorisés suivant deux dimensions. La première porte sur le plan mystico-spirituel et la seconde sur la médecine traditionnelle. Souvent ces deux pôles se superposent pour offrir au praticien un pouvoir au service de la population.
Sur la base de la multiplicité des orientations écocritiques, il y a le rapport à la nature qui est lié à un ensemble de valeurs idéologiques, mentales ou religieuses propres à chaque espace culturel. Ces acquis impliquent des pratiques sociales, qui sont transmises à des générations et réinterprétées au fil du temps. S’agissant du premier aspect (mystico-spirituel), la culture de ces pratiques est appliquée aux forêts renfermant une certaine sacralisation et font office de jugement de valeurs. Les communautés qui pratiquent ces savoirs impliquent de facto toute la dimension sacrée des milieux. Nous pouvons le voir dans l’illustration de (UNESCO 2010 : 7) :
Les communautés autochtones et locales doivent donc, lorsque cela convient, participer à la gestion des terres et des eaux qu’elles occupent ou utilisent traditionnellement, y compris des sites sacrés et des aires protégées. Les communautés autochtones et locales peuvent également considérer certaines espèces de végétaux et d’animaux comme sacrées et, à titre d’intendantes de la diversité biologique, être responsables de leur bien-être et de leur viabilité. Cette réalité devrait être respectée et prise en considération dans toutes les activités/interactions.
La sacralisation des milieux par les autochtones nous ramène dans une Afrique traditionnelle qui valorise les éléments de la nature : les terres, les eaux, les végétaux et les animaux, en leurs accordant une place primordiale. Il revient alors aux communautés locales de considérer tous les éléments de la nature comme couverts de divinités. La nature serait alors l’incarnation des divinités au sens où l’entendent Didier Van Cauwelaert[14] et Albert Schweitzer[15], exprimant mieux cette sacralisation de la nature dans respectivement leurs textes : Le Journal intime d’un arbre et Les Grands penseurs de l’Inde : étude de philosophie comparée.
Ainsi, dans le texte de Véronique Tadjo, la nature renferme tout un savoir, toute une vie qu’il faut absolument respecter. Cet esprit animiste, pour (Tadjo 2017 :18) amène l’auteur à dire :
Il fut un temps où les hommes conversaient avec nous les arbres. Nous partagions les mêmes dieux. Les mêmes esprits. Si quelqu’un devait couper l’un d’entre nous, il lui demandait d’abord pardon. Il versait des libations sur le sol en chuchotant une prière : bel arbre, âme de notre vie, ombre fraîche de nos rêves, racine de notre devenir, ami de toutes les saisons, nous invoquons ta clémence.
Ces rituels communautaires observés chez les anciens mettent à nu toute la pensée de Tadjo qui porte sur le caractère spirituel que referme la nature. Pour elle, il faut que les hommes recourent à l’Afrique traditionnelle. Celle-là qui mettait en osmose les hommes et la nature. Si les hommes et les arbres partageaient les mêmes dieux et esprits, c’est qu’ils sont étroitement liés et appelés à évoluer ensemble. Leur union créerait une harmonie source de paix et de stabilité sociale qui éveille la conscience collective à revenir sur les rapports antérieurs entre tous les êtres vivants. Les arbres, à travers la flore procurent aux humains un savoir-faire important. Ainsi, des plantes médicinales procurent la guérison au règne animal et surtout à l’homme. Ce savoir émane de la mise en corrélation de l’homme avec la nature (Bessora 2004 : 60) montre toute la signification et la symbolique qu’impliquent les différentes conversations avec la forêt. Pour elle, « Le pisteur s’appelle Zéphyrin. Il guide les explorateurs dans la brousse. Il sait bien qu’il dérange les esprits de la forêt…il sait bien qu’il faudrait demander l’autorisation aux arbres et aux poissons. Leur dire s’il vous plaît. Merci… ». La sacralisation des êtres vivants de la nature met en évidence une double conception axiologique car pour les uns : « Ce conflit nait de la distance entre la représentation mentale de la « forêt » […] tandis que les autres la perçoivent comme un univers sacré abritant les esprits et des ancêtres. » (Ntsame 2018 : 8).
S’agissant du second aspect (médicinal), la médecine traditionnelle joue toujours un rôle important dans les milieux où elle se pratique encore. Les villageois, en effet, se tournent vers les guérisseurs lorsqu’ils sont frappés d’une quelconque maladie. Par exemple, lorsque les premiers enfants étaient atteints de l’épidémie, la mère fit recours aux savoirs traditionnels liés aux plantes qui donnent la guérison : « La mère ne pouvait plus rester là à ne rien faire. Elle alla chez le guérisseur pour chercher les plantes qui soignent. » (Tadjo 2017 : 17). C’est un savoir souvent utilisé par les villageois dans des situations sanitaires ordinaires. Cette même configuration est perceptible chez Divassa Nyama qui, à travers son texte Opumbi, présente une initiation aux savoirs endogènes pratiqués par les médecins traditionnalistes.
Toutes ces illustrations justifient l’idée selon laquelle les savoirs endogènes, aussi multiples soient-ils, portent a priori sur la connaissance que l’on a des éléments de la nature : leur valeur, leur sacralité, etc. Véronique Tadjo décline sa pensée animiste quand elle prône le recours à une Afrique traditionnelle porteuse d’harmonie et de stabilité. Le récit de Tadjo met en avant une déification de la forêt dans la conception africaine. L’Afrique a toute une histoire avec sa forêt et tout ce qui y vit. Histoire qu’elle compte transmettre de génération en génération afin que les savoirs endogènes perdurent et permettent toujours à l’homme d’être en parfaite osmose avec son milieu, dans le but d’assurer toujours la paix, la stabilité environnementale et sociale.
Conclusion
La relation homme-nature ou homme-environnement permet de problématiser le rapport que cet être doué de raison entretient avec son milieu de réalisation. Tout au long de cette argumentation, il était important de ressortir les éléments qui permettent une meilleure lisibilité de la restauration écologique. Il était opportun de parler d’esthétique de la restauration écologique dans la mesure où les hommes, en détruisant les écosystèmes ont entrainé une désorganisation de la société. Il fallait que les hommes prennent conscience du danger qu’ils en courent et revenir à une considération des autres êtres vivants de la nature afin de vivre en paix. A partir d’une démarche écocritique, il était question de lire les différents points de ce travail, notamment, les actions néfastes des humains à la crise écologique et sanitaire, le processus de rétablissement de l’équilibre environnemental et social, et les savoirs endogènes. Il y a, certes, une déstructuration environnementale et sociale, mais, par l’entremise du baobab, l’auteur montre qu’il peut avoir restauration écologique si l’homme respecte et déifie la nature. C’est dans cette perspective que Tadjo entrevoie la réactualisation de la pensée traditionnelle africaine dans son rapport à l’environnement. Les savoirs endogènes deviennent alors un support didactique et d’orientation devant amener l’homme à porter un regard nouveau sur la nature dans le but de tenir compte de toute la symbolique qu’elle renferme. Cette connaissance et leur impact dans la vie des humains leur donnent une importance, une sacralisation.
Références bibliographiques
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Auteur
Donald Gullit NZUE ANGO
Doctorant en Littérature Générale et Comparée
GRELAC – Université Omar Bongo (Libreville – Gabon)
Courriel : mariseangooye@gmail.com
© Édition électronique
URL – Revue Espaces Africains : https://espacesafricains.org/
Courriel – Revue Espaces Africains : revue@espacesafricains.org
ISSN : 2957-9279
Courriel – Groupe de recherche PoSTer : poster_ujlog@espaces.africians.org
URL – Groupe PoSTer : https://espacesafricains.org/poster/
© Éditeur
– Groupe de recherche Populations, Sociétés et Territoires (PoSTer) de l’UJLoG
– Université Jean Lorougnon Guédé (UJLoG) – Daloa (Côte d’Ivoire)
© Référence électronique
Donald Gullit NZUE ANGO, « Véronique Tadjo : pour une esthétique de la restauration écologique dans « En compagnie des hommes », Revue Espaces Africains (En ligne), 2 | 2022 (Varia), Vol. 3, ISSN : 2957- 9279, mis en ligne, le 30 décembre 2022.