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Revue Espaces Africains - Groupe de recherche pluridisciplinaire et international « Populations, Sociétés & Territoires » (PoSTer)

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Pétanhangui Arnaud YEO – Aymard Boris GOULIN – Marc Olivier EBLIN – Blé Marcel YORO


Connaissances, attitudes et pratiques (CAP) des populations paysannes impliquées dans les infiltrations de la forêt classée de Dassioko

Knowledge, attitudes and practices (KAP) in the Infiltration of the classified forest of Dassioko


Pétanhangui Arnaud YEO – Aymard Boris GOULIN – Marc Olivier EBLIN – Blé Marcel YORO

Résumé

La forêt de Dassioko, classée en 1923 par le colon français faisait partie, jusqu’à un passé récent, des écosystèmes les mieux conservés en Côte d’Ivoire. Cependant, elle est actuellement en proie à des infiltrations tous azimuts par des populations paysannes malgré sa gestion par la SODEFOR. Le présent travail vise à décrire ce problème à travers les connaissances, attitudes et pratiques des populations relatives à ce domaine forestier permanent de l’État. La collecte de données de terrain a mobilisé à la fois l’observation directe des infiltrations et leurs moyens de mise en œuvre, des entretiens individuels semi-directifs et des focus groups avec au total 37 paysans et 8 agents forestiers. Il ressort de l’analyse de contenu thématique des notes et des entretiens que les paysans ont une connaissance approfondie de cet écosystème et de son appartenance à l’État. Les résultats montrent en plus que leurs attitudes se traduisent par de fortes oppositions et réticences à son mode de gestion ainsi que des attentes moins portées vers sa gestion durable. Il apparaît également que leurs pratiques consistent en la mise en œuvre de moyens d’une intense exploitation illégale des ressources forestières. Ces connaissances, attitudes et pratiques des populations impliquées dans les infiltrations de la forêt classée de Dassioko semblent avoir pour but son (ré)accaparement. Mots-clés : connaissances, attitudes et pratiques, populations paysannes, infiltrations, forêt classée, Dassioko, SODEFOR.

Abstract

The Dassioko forest, classified in 1923 by the French settler, was until recently one of the best preserved ecosystems in Côte d’Ivoire. But, it is currently plagued by all-out infiltration by peasant populations despite its management by SODEFOR. This work aims to describe this problem through the knowledge, attitudes and practices of the populations relating to this permanent forest domain of the State. The collection of field data mobilized both direct observation of infiltrations and their means of implementation, semi-structured individual interviews and focus groups with a total of 37 farmers and 8 forest agents. It emerges from the thematic content analysis of the notes and interviews that the peasant have a thorough knowledge of this ecosystem and of its belonging to the State. The results also show that their attitudes are reflected in strong opposition and reluctance to its mode of management as well as than less expectations for its sustainable management. It also appears their practices consist of the implementation of means of intense illegal exploitation of forest resources. This knowledge, attitudes and practices of the populations involved in the infiltrations of the classified forest of Dassioko seem to aim at its (re)grabbing. Keywords : knowledge, attitudes and practices, farming populations, infiltration, classified forest, Dassioko, SODEFOR.

Introduction

La mise en défens des forêts en Côte d’Ivoire a débuté sous l’ère coloniale. La forêt de Dassioko est la première à être classée (N’Guessan et al., 2010 : 276) et son classement s’est fait par l’arrêté Nº178/SF du 15-01-1923 (SODEFOR 2009 : 3). La constitution par l’État d’un domaine forestier permanent, composé de parcs, réserves et de forêts classées, s’est poursuivi longtemps après l’indépendance du pays (N’Guessan et al. 2010 : 276). Ces parcs, réserves et forêts classées représentent 19% du territoire national (PNUE 2015 : 25) et assurent des fonctions écologiques, économiques et/ou sociales indispensables aux populations ivoiriennes (MINEF 2017 : 7).

Des dispositions à la fois juridiques avec entre autres le régime forestier et le régime de protection de la faune, et institutionnelles à travers l’établissement d’une administration forestière ont été prises par l’État pour leur garantir une gestion durable. Cependant, les forêts classées ivoiriennes sont massivement prises d’assaut par les populations au point que depuis ces dernières décennies, les gouvernants rencontrent des difficultés à les protéger (Ibo 2013 : 33). Alors que la Société de Développement des Forêts (SODEFOR) a en charge leur gestion, elles sont toutes presque totalement dégradées (FAO et REDD+CI 2017 : 17), y compris la forêt classée de Dassioko. Or, celle-ci faisait partie dans un récent passé des hotspots de biodiversité les mieux conservés du pays (Kouassi et al. 2013 : 234). Sa végétation est typique des formations à Eremospatha macrocarpa (Arecaceacé) et Diospyros mannii (Ebenaceacé) (Guillaumet et Adjanohoun 1971 : 171).

Depuis ces deux dernières décennies, la forêt classée de Dassioko est confrontée à de fortes agressions de communautés paysannes composées d’autochtones et surtout de nombreux immigrés ivoiriens et non ivoiriens. Elles infiltrent massivement ce massif pour exploiter et s’accaparer ses ressources malgré son statut. Cela laisse planer le risque de sa disparition à moyen terme. Cette situation interroge sur les raisons qui sous-tendent les infiltrations de la forêt classée de Dassioko par les populations paysannes. C’est dans ce contexte qu’intervient la présente étude. Elle a pour objectif de décrire, à travers les Connaissances, Attitudes et Pratiques des populations paysannes, les infiltrations dans cette forêt. La suite de ce travail s’articule autour de la méthodologie, des résultats et de la discussion.

1. Méthodologie de l’étude

1.1. Cadres géographique et social

La forêt classée de Dassioko (fig. 1) est située au Sud-Ouest de la Côte d’Ivoire, dans la région du Gbôklé, entre le 5°00’06” et 5°07’23” de latitude Nord et le 5°49’48” et 5°56’57” de longitude Ouest (SODEFOR 2009 : 3). Elle s’étend sur 12540 hectares (ha) et est limitée par l’Océan Atlantique au Sud, le département de Fresco à l’Est et le département de Sassandra à l’Ouest et au Nord.

Fig. 1. Carte de la forêt classée de Dassioko, SODEFOR, 2009

Aux abords de la forêt de Dassioko vivent de nombreuses communautés paysannes autochtones et non autochtones. Les autochtones sont les tribus Trépoint de l’ethnie Néyo et Kotrohou proche de l’ethnie Godié. Elles ont pour tradition la pêche, la chasse et la cueillette et s’adonnent aussi à l’agriculture. Les non-autochtones sont majoritairement des Baoulés du Centre de la Côte d’Ivoire et Mossi du Burkina Fasso (SODEFOR, 2009 : 28). La migration de ces derniers dans la zone a débuté vers 1930, et s’est intensifiée après les années 1960 à la faveur de l’ouverture du front pionnier du Sud-Ouest (Schwartz 1993 : 355). Ce sont les principaux acteurs du développement des secteurs d’activités agricoles ou commerciales de la région.

1.2. Type et approche d’investigation

Cette étude s’inscrit dans une approche CAP. Il s’agit d’une recherche axée sur la description des Connaissances, Attitudes et Pratiques des populations paysannes impliquées dans les infiltrations de la forêt classée de Dassioko, en vue de la compréhension et éventuellement de la résolution du problème que cela pose. Elle se démarque des études CAP classiques en ce sens qu’elle n’est pas évaluative et a recours exclusivement à des techniques de recherche qualitative que sont l’observation directe des infiltrations et les moyens de leur mise en œuvre ainsi que des entretiens semi-directifs individuels et des focus groups avec les acteurs en présence.

1.3. Production et exploitation des données

Des grilles d’observation non structurées, des appareils photo et des dictaphones ont permis d’enregistrer des notes, des images des voies d’accès et de cultures ainsi que les discussions formelles et informelles à l’intérieur et à la périphérie de la forêt classée de Dassioko. Les participants à cette étude ont été sélectionnés en raison de leur responsabilité directe ou indirecte dans l’exploitation illégale de la forêt classée de Dassioko. Ce sont des exploitants illégaux, des représentants de leurs communautés et des agents de la SODEFOR en charge de la gestion de la forêt classée de Dassioko. Ils vivent dans des villages et campements riverains de la forêt classée que sont Dagbégo II, Dassioko, Kpata Bidou, Kprékro, Tiécourakro et Mossikro. Ainsi, des entretiens individuels semi-directifs ont été faits avec 8 agents forestiers, 8 paysans autochtones et 11 paysans allochtones et allogènes. Les focus groups, au nombre de deux (2), ont mobilisé respectivement 7 et 11 autochtones et immigrés, ainsi que leurs représentants.

Les entretiens ont été entièrement transcrits. La transcription de chaque entretien a fait l’objet d’une analyse de contenu thématique. Les thèmes retenus dans la grille d’analyse, à la suite desquels ont été inscrits des sous-thèmes et par lesquels des codages ont été faits sont : »connaissances », « attitudes » et « pratiques ». Cette opération a nécessité un découpage, un tri et un rangement des unités de sens conformes et pertinentes. Les résultats de cette opération ont été interprétés puis discutés.

2. Résultats

2.1. Connaissances des populations paysannes relatives à la forêt classée de Dassioko

La forêt classée de Dassioko est appréhendée sous trois formes à la fois par les communautés paysannes riveraines qui l’exploitent illégalement. Ces populations ont connaissance des énormes possibilités agricoles et prélèvements de ressources que leur offre cette forêt. Elles se la représentent également comme un patrimoine des peuples Trépoint et Kotrohou. Cependant, ces populations ont bien connaissance de son statut de forêt classée.

2.1.1. Connaissances approfondies des ressources de la forêt classée de Dassioko

Le sol, la végétation et le climat de la forêt classée de Dassioko sont connus pour être propices à l’agriculture. En effet, l’abondante pluviométrie dans la zone de la forêt classée de Dassioko et la qualité des sols sont décrites et perçues comme des potentialités agricoles par les populations :

La terre est très riche sous de tels grands arbres. Donc tout ce qui est cultivé dans la forêt de Dassioko ne peut que réussir (Migrant Burkinabé – Mossikro).

Ces agriculteurs entretiennent l’idée que les forêts sont des milieux qui offrent de meilleures conditions pluviométriques et pédologiques d’où la transformation de celle de Dassioko en espaces de cultures. Leurs connaissances portent également sur la diversité écosystémique végétale, et animale de ce milieu. Les affluents du fleuve Sassandra qui drainent la forêt classée de Dassioko, les marécages et autres cours d’eau sont décrits et localisés, notamment par certains autochtones. Les populations affirment qu’il s’y trouvait la plupart des plantes à usage médicinal, alimentaire, domestique, etc. propres au secteur ivoirien de forêt ombrophile. Elles avancent aussi que plusieurs espèces animales y ont existé ou existent :

Il y avait presque toute sorte d’animaux dans la forêt par le passé. On ne pouvait pas y travailler imprudemment. Des fois, les animaux attaquaient les gens. Ça fait qu’on a commencé à les tuer un à un (Migrant Yacouba – Dagbégo II). Hormis les connaissances portant sur le potentiel agricole, les ressources animales et végétales ainsi que les écosystèmes, les populations se représentent la forêt classée de Dassioko comme un patrimoine communautaire.

2.1.2. Représentation de la forêt de Dassioko comme bien communautaire illégitimement accaparé par l’État

Bien que la mise en défens de ce massif forestier ait eu lieu en 1923, pendant la colonisation, les populations riveraines affirment n’en avoir été informées que vers la fin des années 1980. Les faits leur ayant fait savoir le classement de la forêt de Dassioko qu’elles évoquent sont l’intensification de la présence des agents forestiers et de leurs interventions vers la fin des années 1980, l’achèvement en 1997 de la matérialisation des limites de la forêt par la plantation de tecks, l’installation de panneaux signalétiques ou de bornes d’une part et des opérations de destruction des campements bâtis et de déguerpissement des paysans qui y habitaient d’autre part :

Les parents ne savaient pas que la forêt avait été classée. Nous avons commencé à prendre cela au sérieux lorsque les agents forestiers ont planté les tecks et ont demandé à ceux qui étaient dans la forêt d’en sortir en 1997 (Doyen d’âge Kotrohou – Dassioko).

Cependant, les autochtones Kotrohou et Trepoint continuent de considérer la forêt classée de Dassioko comme un pan de leur territoire ancestral et par conséquent, leur patrimoine. En effet, les Godié Kotrohou de Dassioko et les Neyo Trepoint de Dagbego affirment y avoir des sites sacrés et autres lieux-symboles multiséculaires :

Les guerres contre d’autres tribus ont poussé nos ancêtres ici. C’est dans la forêt [de Dassioko]-là qu’ils trouvaient refuge et se protégeaient des attaques de l’ennemi. Il y a des sites où nous faisons des adorations. Vous voyez ce que cela représente en termes d’identité et d’histoire ! (Autochtone Trépoint – Dagbégo II).

Leurs lieux symboles dans la forêt classée sont la rivière Dassio, la forêt Boglou (Dagblou), la lagune Sissi et le lac Wawa pour les Kotrohou, et les rivières Lagognie, Dakado et Obla Kokoa pour les Trepoint. De ce fait, ces peuples pensent en être des ayants droit légitimes et les propriétaires. Ils sont d’ailleurs considérés comme tels par les nombreux « étrangers » installés à l’intérieur et en périphérie de cette forêt. Cependant, l’installation des « étrangers » dans ce massif et l’exploitation qu’ils en font, est mise en avant par ces derniers pour prétendre aussi à des droits fonciers dans la forêt classée de Dassioko. Par ailleurs, certains estiment que cette forêt est un bien appartenant à toutes les communautés qui l’exploitent ; toute chose que dénoncent les autochtones qui ne leur reconnaissent pas de droit de propriété foncière et de délégation de droit de terre.

2.2. Attitudes des exploitants illégaux de la forêt classée de Dassioko face à sa gestion par la SODEFOR

Les solutions de gestion durable de la forêt classée de Dassioko qui s’offrent à la SODEFOR sont entre autres le déguerpissement des exploitants illégaux, la cogestion avec les populations riveraines, le biomonitoring, le reboisement et la contractualisation agraire avec les occupants agricoles. Les populations exploitant illégalement la forêt classée de Dassioko ont des attitudes allant de vives oppositions à des réticences et attentes vis-à-vis de sa gestion forestière et sauvegarde. 2.2.1. De fortes oppositions et réticences face aux modes de gouvernance de la forêt de Dassioko Le sentiment que leurs aïeuls n’auraient pas été concertés lors du classement de la forêt de Dassioko amène les populations autochtones actuelles à considérer comme illégitime son appropriation par l’État. Par conséquent, leurs oppositions portent sur le classement de cette forêt. Dans ce cadre, aussi bien chez les autochtones que chez les allochtones et allogènes, il est observé une aversion totale au déguerpissement des paysans ou à la relocalisation de leurs activités en dehors de la forêt. Ils justifient cette attitude par le fait que des engagements d’accompagnements pris vis-à-vis des déguerpis lors d’opérations dans des forêts classées ivoiriennes n’auraient très souvent pas été respectés :

Partout où l’État a déguerpi les paysans, les promesses de leur trouver la terre ou les indemniser pour reprendre leur vie n’a pas suivi. Tout ça fait que nous n’avons pas confiance en l’État (Représentant autochtone Trépoint – Dagbégo II).

Les oppositions des communautés portent également sur la cogestion de la forêt classée de Dassioko. Certaines fustigent la non-inclusivité de tous les acteurs dans la gouvernance de cette forêt. En effet, il ressort qu’aucune autre communauté n’y est impliquée en dehors des autochtones Kotrohou du village de Dassioko. Cela alimente chez certaines communautés envers la SODEFOR, le sentiment d’écartement. Pourtant, les Kotrohou représentés au sein du comité de cogestion de cette forêt affirment y être très peu actifs du fait d’une crise de confiance et des maigres rétributions qu’ils reçoivent en y participant :

Avec la SODEFOR, nous avons des activités. Mais ce n’est pas toujours et ça ne se limite qu’à de petites rencontres ou patrouilles. Même, les agents de la SODEFOR ne nous font pas confiance donc la BADE [Brigade Anti-Déforestation] ne fonctionne pas bien. En plus, en principe, nous devrions être rémunérés quand nous aidons la SODEFOR. Mais rien ! C’est juste une ration alimentaire composée de pain et sardines qu’ils nous donnent quand nous patrouillons avec eux. Le problème, c’est que ça dure depuis des années. Beaucoup d’entre nous qui sommes dans la BADE sont découragés. (Délégué Brigade Anti-Déforestation – Dassioko). Au rang des motifs de rejet de la cogestion de la forêt classée de Dassioko, les populations ajoutent le manque développement local, de création d’emploi et d’activités génératrice de revenu. Les populations marquent aussi un désintérêt pour le biomonitoring destiné à l’analyse de l’état de l’environnement pour une prise de mesures de gestion durable de cet espace forestier. Ceux-ci disent être contre le reboisement parce qu’ils ne bénéficieraient pas de droit sur les arbres plantés mais aussi par crainte que leur valeur commerciale amène la SODEFOR à en intensifier leur production. Le reboisement intégral des espaces de culture est, par exemple, totalement rejeté pour la raison que les arbres reboisés finissent par envahir les plantations et à les rendre improductives. Même si l’agroforesterie permet le maintien des plantations, les paysans trouvent que les arbres reboisés attirent des ravageurs et des maladies en plus de nécessiter l’abattage de quelques cacaoyers. Leur hostilité envers le reboisement est en plus, liée au fait qu’ils le perçoivent comme une stratégie pouvant contribuer, à terme, à contraindre les paysans à stopper toute exploitation ou installation informelle dans la forêt de Dassioko :

Ce qui fait que nous ne voulons pas entendre parler de reboisement, c’est que la SODEFOR va te dire on va mettre des arbres dans ton champs et ça ne va rien faire. Mais quand les arbres grandissent un peu, tu vois que ton champ commence à ne plus donner [produire]. Et ça va faire que tu vas quitter ta terre (Paysan Senoufo – Village Dagbégo II). Cependant, des politiques pour lesquelles l’opposition ou le désintérêt des populations riveraines n’est pas aussi vif existent. C’est le cas de la contractualisation agraire, une option que propose la SODEFOR aux occupants agricoles de la forêt classée qui envisagent la poursuite de l’exploitation des champs en production. Elle se fait toutefois en échange d’un arrêt de nouveaux défrichements et d’un paiement de redevance pour la reconstitution des forêts classées. Les paysans y sont encore réticents. Ils pensent que les gestionnaires de la forêt classée de Dassioko peuvent s’en servir, une fois que celle-ci est actée, pour faire main basse sur leurs espaces de culture en forêt classée :

Nous avons entendu parler du contrat avec la SODEFOR. Mais nous avons peur ! Même s’il y est dit que nous ne serons pas déguerpis immédiatement, tout le monde ici dit que c’est un recensement des gens qui sont dans la forêt pour faciliter leur déguerpissement. C’est pour cette raison seulement que je n’en veux pas (paysan baoulé – Kprékro). Ces oppositions, contestations, désintérêts, craintes et appréhensions amènent les populations exploitant illégalement la forêt classée de Dassioko à exprimer des attentes vis-à-vis de l’État de Côte d’Ivoire représenté localement par la SODEFOR.

2.2.2. Des attentes moins portées vers la gestion durable de la forêt classée de Dassioko

Au nombre des attentes des populations exploitant la forêt classée de Dassioko, figure le maintien de leurs différentes plantations en production. Dans cette veine, les populations marquent une forte adhésion à l’idée du transfert vers d’autres zones, des animaux qu’ils trouvent nuisibles du fait de leur férocité et/ou des dégâts qu’ils causent dans les plantations. Et en raison de la prohibition de la chasse dans la forêt classée de Dassioko et de la nécessité de consommation de la protéine animale, les populations se montrent favorables à des projets d’élevage. Toutefois, pour ces paysans, ces projets doivent présenter des intérêts économiques et sociaux directs. Ces conditions s’étendent à des formations, encadrement et financements que doit leur apporter l’État. À défaut et dans le but d’exploiter en toute liberté les ressources de la forêt classée de Dassioko, son déclassement partiel ou intégral est fortement souhaité par ses populations riveraines :

Qu’on nous laisse cette forêt-là, elle est presque finie. Nos champs sont dedans. Que l’État pense à nous. Qu’est-ce qu’on va devenir si on nous l’arrache ? (Migrant Burkinabé – Kpata Bidou).

Ces attentes se posent comme des conditions de leur participation à la préservation des aires encore couvertes par la forêt et non encore exploitées à des fins agricoles. Partant, les connaissances et attitudes des populations sont suivies de pratiques qui se structurent autour de l’exploitation de la forêt classée de Dassioko.

2.3. Pratiques d’exploitation illégale de la forêt classée de Dassioko

L’exploitation illégale de la forêt classée de Dassioko s’inscrit, selon les témoignages des populations riveraines, dans trois types de rapports. Il s’agit des rapports entre elles, des rapports entre elles et l’administration publique et des rapports des populations aux ressources de la forêt classée de Dassioko.

2.3.1. Formes de cohabitation des populations exploitant illégalement la forêt classée de Dassioko

La forêt classée de Dassioko est en proie à l’invasion humaine et à une intense exploitation à des fins principalement agricoles malgré son statut. Les autochtones Kotrohou et Trépoint qui la considèrent comme leur patrimoine ancestral, reconnaissent y avoir « installé des immigrés ». Selon certains autochtones, ces installations ont débuté en 1970-1980 et répondaient au besoin de tirer profit de l’essor des cultures agro-industrielles à travers le recours aux immigrants. Il s’agissait en réalité d’échange de force de travail contre des cessions de droits fonciers aux allochtones et allogènes. Ces cessions étaient considérées comme des « dons » du fait de la nature de la contrepartie (travail, modique somme d’argent, boisson alcoolisée, assistance au cédant, etc.) dont devait s’acquitter l’acquéreur. Ces cessions de droits fonciers ont cessé et sont remis en cause par les générations actuelles d’autochtones à travers la réévaluation des contreparties. De ce fait, actuellement, l’achat-vente se classe en tête des cessions de droits fonciers à l’intérieur de la forêt classée de Dassioko. Ce mode d’accès aux terres de la forêt classée s’est propagé avec les acquisitions autonomes de terre durant les années de crise politico-militaire qu’a connue la Côte d’Ivoire depuis 2002. Ces cessions de droits fonciers se sont intensifiés et diversifiés au point de conduire à l’essor des FVI, notamment le métayage (planter-partager), le fermage. Toutes ces nouvelles transactions sont encore possibles en partie grâce aux chasseurs qui sont mis à contribution pour la reconnaissance de terres encore « vacantes » à l’intérieur de cette forêt classée. Cela dévoile qu’il existe une forme de solidarité entre les populations l’exploitant illégalement en raison, des intérêts et différents droits qui se cèdent et s’acquièrent entre eux. Perceptible au sein des communautés agricoles, cette solidarité s’étend à l’exploitation du bois, le et l’abattage d’animaux. Les paysans développent des complicités pour exercer leurs activités sans se faire prendre en flagrant délit. Pour preuve, les exploitants illégaux ont un système d’alerte en cas de patrouille des agents forestiers lorsqu’ils se sont en forêt :

Chaque fois que je suis déjà au champ dans la forêt [classée de Dassioko] et que les agents sont en train d’y venir pour une patrouille, mes frères [compères] restés au village me le signalent afin que je prenne des dispositions pour ne pas me faire prendre (Migrant Baoulé – Kpata Bidou).

En outre, cette solidarité se manifeste également par des cotisations pour la libération d’un pair arrêté par les agents de la SODEFOR ou présenté à la justice. Aussi les populations affirment-elles qu’il existe des réseaux d’influence, constitués de riches paysans, d’autorités administratives et politiques, de cadres de la région, qui interviennent le plus souvent pour faire stopper les opérations de destruction de plantations et de reboisement de la SODEFOR ou pour annuler les interpellations et condamnations judiciaires des leurs, pris en infraction dans la forêt classée de Dassioko :

Il y a des paysans intouchables qui exploitent la forêt de Dassioko. La SODEFOR ne peut pas toucher parce qu’ils sont des protégés de gourous du pays. Quand ces paysans sont arrêtés, leurs gourous interviennent directement auprès du capitaine ou des chefs même du capitaine (Tacheron – UGF de Dassioko). Ces rapports intercommunautaires ne sont pas les seuls qu’entretiennent les paysans. Ils développent des liens avec les agents de la SODEFOR en charge de la gestion de la forêt classée de Dassioko.

2.3.2. Accointances entre communautés et agents en charge de la protection de la forêt classée de dassioko

La base-vie de la SODEFOR, composée de de bureaux, du matériel et des logements des agents forestiers se trouve dans le village de Dassioko. Or, de nombreux paysans ayant leurs exploitations dans la forêt classée, vivent également dans ce village. Cette situation a permis à ces paysans d’épier les agents de la SODEFOR et de connaître le fonctionnement de leur service, leurs modes de vie et les modes opératoires et chronogrammes d’intervention de l’unité de gestion forestière dans la forêt classée de Dassioko. Les paysans affirment qu’en raison de cette proximité, des liens étroits se sont créés avec les agents de la SODEFOR. En conséquence, ils révèlent qu’ils sont amenés à faire des dons à ces agents en échange d’un certain laisser-faire dans la forêt classée de Dassioko. Ces dons peuvent être en espèce (des cotisations de groupe de paysans en début ou fin d’année) ou en nature (du gibier, des vivriers, etc.) au cours de l’année :

Chaque fin d’année, tout le monde cherche à voir les agents [de la SODEFOR]. Certains leurs apportent même des moutons, des poulets, des cabris. Vu que nous faisons cela, comment vont-ils faire quelque chose contre nous qui sommes dans la forêt [classée de Dassioko] ? (Migrant Burkinabé – Tiécourakro). Ces supposés dons font croire aux paysans en la corruptibilité des agents de la SODEFOR. Ils révèlent des relâchages de contrevenants arrêtés par des agents de la SODEFOR contre des pots-de-vin à ces derniers :

Il n’y a pas trop de problèmes entre nous et les agents de la SODEFOR. Il faut juste leur donner ce qu’ils veulent quand ils mettent la main sur toi et ils te lâcheront (Migrant Yacouba – Dagbégo II).

Les paysans expliquent ces pratiques des agents de la SODEFOR par la condamnation à de légères peines ou à la mise en liberté par la justice des délinquants arrêtés. En effet, l’effort de protection de la forêt classée de Dassioko contre les activités illicites serait ainsi annihilé par la justice dont les acteurs (procureur et juges) sont également soupçonnés par les populations d’être corrompus. Ainsi, la collaboration paysans-gardes forestiers-justice qui devrait permettre une gestion durable de la forêt classée de Dassioko, est entachée de soupçons de corruption à tous les niveaux. Quoi qu’il en soit, les populations riveraines de la forêt classée de Dassioko semblent avoir librement accès à ses ressources.

2.3.3. Activités illicites des riverains dans la forêt classée de Dassioko

L’accès aux ressources de la forêt classée de Dassioko est possible en partie grâce à un vaste réseau routier construit par les exploitants légaux et illégaux en son sein. Ses voies d’accès officielles sont celles ouvertes à l’occasion de son aménagement et de son exploitation par des services forestiers ou avec leur autorisation. Elles sont composées de voies ouvertes par les exploitants forestiers bénéficiant d’agréments, de pistes de liaison des localités se trouvant de part et d’autre de la forêt et de la route nationale reliant les villes de San-Pedro et d’Abidjan surnommée la « côtière » en Côte d’Ivoire (fig. 2). À celles-ci, s’ajoutent plusieurs voies tracées par les exploitants illégaux (fig. 3).

Fig. 3. Piste paysanne à l’intérieur de la forêt classée de Dassioko

Fig.2. Route nationale traversant la forêt classée de Dassioko

Crédits : auteurs – 2021

Qu’elles soient clandestines ou officielles, les moyens principaux de déplacement des paysans sur ces voies sont la marche, le vélo, les motocycles et les automobiles (bennes Kia et taxi brousse). Selon les paysans, leurs mouvements dans ce massif forestier sont d’autant plus aisés que les barrages ou les patrouilles des agents de la SODEFOR sont déployés généralement qu’en période de traites agricoles pour les racketter. Les cultures agricoles qu’elles y implantent sont par ordre d’importance le cacao, le café et les cultures vivrières (céréales, légumes, tubercules, etc.) (fig. 4 & 5). En conséquence, tous les types de sol de la forêt classée de Dassioko sont exploités. Cependant, leur configuration (ferme, hydromorphe, argileuse ou sableuse) les prédestine à une ou des culture(s) spécifique(s) selon les expériences des paysans.

Fig. 4. Plantation de riz dans la forêt classée de Dassioko

Fig. 5. Plantation de manioc dans la forêt classée de Dassioko

Crédits : auteurs – 2021

Hormis l’agriculture, les populations réalisent de nombreux prélèvements de feuilles, écorces, fruits, graines, serve, etc. qui servent à des usages médicinaux, alimentaires, rituels et divers autres services. Le bois est aussi prélevé de manière illégale régulièrement ou occasionnellement à l’intérieur de la forêt classée de Dassioko pour le chauffage ou la cuisson d’aliments (fig. 6), pour la construction de maison ou dans la fabrication d’outils de pêche et agricole, de meubles, d’ustensiles et d’objets artisanaux variés.

Fig. 6. Mise en sac du charbon produit dans la forêt classée de Dassioko

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Crédits : auteurs – 2021

La faune de la forêt classée de Dassioko est également exploitée à travers plusieurs activités. La chasse est exercée par certains paysans comme activité principale ou à l’occasion. Leurs moyens de capture ou d’abattage des animaux sont essentiellement les armes à feu et la pose de pièges. La pêche est pratiquée sur les cours d’eau continentaux (fleuve ou lac) disséminés dans la forêt classée de Dassioko. Elle est exercée majoritairement par des autochtones Trépoint du village côtier de Dagbégo I au moyen de pirogues monoxyles, à l’aube ou en fin de soirée. Certains non-autochtones y pratiquant la pêche en dilettante et en complément de l’agriculture qui est leur activité principale. Toutes ces populations utilisent de plus en plus des filets de petites mailles et des pièges d’engraissement, des nasses, etc. en raison de la raréfaction du poisson dans les cours d’eau de la forêt classée.

3. Discussion

L’examen des connaissances, attitudes et pratiques des populations paysannes relatives à la forêt classée de Dassioko montre que, nonobstant son statut, cette forêt se révèle être d’un intérêt stratégique pour les populations qui l’ont prise d’assaut. En effet, il en émerge d’une part des revendications de sa propriété et d’autre part son contrôle effectif actuellement par ces populations.

3.1. Revendications de la propriété de la forêt classée de Dassioko par les populations riveraines

De vastes pans de terres et forêts ont été mis en défens pour, entre autres , la richesse écologique qu’elles représentent. Celle de la forêt classée de Dassioko semble avoir été constatée par les autochtones Trépoint et Kotrohou bien avant la colonisation. Ceux-ci ne manquent pas alors d’évoquer leur attachement à cette forêt en raison des lieux-symboles et/ou religieux qui y existent. L’antériorité de ces sites mémoriels par rapport au classement de la forêt fait la preuve de son appartenance aux territoires autochtones. Le classement de forêts abritant des lieux-symboles de populations autochtones est assez fréquent dans la littérature (MINEF 2017 : 7). Cela peut révéler la mise à l’écart ou une purge des droits de celles-ci pendant ces processus, qui ont commencé sous l’ère coloniale et se sont poursuivis après les indépendances en Afrique, comme l’a remarqué Ibo (2013 : 28).

En tout état de cause, il apparait présentement dans les discours des communautés riveraines de cette forêt que son classement s’est fait sans consultation ni purge des droits de la population locale. Si l’époque coloniale était peu propice à des protestations en cas d’expropriations, il en est autrement en Côte d’Ivoire plus d’un demi-siècle après l’indépendance. Et ce d’autant plus que des incitations des autorités postcoloniales à l’exploitation du potentiel agricole de la Côte d’Ivoire ont été perçues comme un « permis d’exploitation illimité » des forêts de la moitié Sud du pays aussi bien par les autochtones que par les immigrés. Bien qu’ayant « désormais » connaissance du classement de la forêt de Dassioko, son appartenance aux autochtones est mise en avant par ces derniers auxquels s’ajoutent les exploitants illégaux étrangers dont le droit de propriété des plantations dans cet espace forestier, fruit de leurs efforts, est tout aussi reconnu par les autochtones. Au-delà de la légalité, se pose de facto le problème de la légitimité des différents droits des acteurs en présence que sont d’une part l’État (représenté par la SODEFOR) et d’autre part les autochtones et les immigrés dont ils ont favorisé l’installation dans ce milieu.

À cet effet, Léonard et Ibo (1994 : 29) font remarquer que les autochtones affrontent par acteur interposé (immigré) l’administration forestière dans leur quête revendicative des terroirs ancestraux. Les immigrés servent ainsi de boucs émissaires pour la réappropriation de ressources foncières et forestières que la puissance publique s’était adjugées dans des conditions assez floues de purge des droits autochtones. Dans le contexte de paupérisation des populations rurales, de rurbanisation, de saturation du domaine foncier rural, de forte dépendance de l’économie nationale et de l’alimentation des villes à l’agriculture paysanne, etc. les objectifs des acteurs en ce qui concerne le domaine forestier permanent de l’État ne semblent pas être les mêmes. Alors que le mode de gestion actuel des forêts classées et aires protégées prôné officiellement est leur cogestion (État-Organisations de protections de l’environnement-populations locales), on constate une attitude de rejet des offres potentielles de la SODEFOR dans le discours des exploitants illégaux de la forêt classée de Dassioko. Ce rejet peut être vu comme une résultante de la politique de répression qu’avait adoptée l’administration forestière par le passé.

En effet, il transparaît dans les avis des paysans illégaux sur les offres de la SODEFOR à leur endroit, une crise de confiance entre eux et cette structure. Cette crise de confiance est consécutive au manque de mesures d’accompagnement des déguerpissements dont ils ont été victimes ou observateurs. Ce rejet peut aussi résulter de la non-participation des populations concernées à la conception des politiques et outils de cogestion des forêts de l’État. D’ailleurs, Lorng (2000 : 354) reconnaît l’unilatéralité des décisions de création de la fameuse Commission paysans-forêts et de conception des outils de la cogestion prises par la SODEFOR et l’administration forestière. Enfin, cette attitude de rejet des offres de la SODEFOR peut s’interpréter comme un refus d’adhérer à des politiques qui n’épousent pas la vision des paysans exploitant la forêt classée de Dassioko. Cela se perçoit à travers leurs attentes qui s’inscrivent dans leur seul intérêt. Ainsi, en attendant que l’État satisfasse officiellement ces attentes, leurs pratiques prouvent qu’elles contrôlent au moins en partie la forêt classée de Dassioko.

3.2. Contrôle effectif de la forêt classée de Dassioko par les populations riveraines

Le contrôle de la forêt classée de Dassioko par les populations riveraines se manifeste par diverses approches. Les cessions de droits d’usage sur les espaces en fait partie. Elles marquent un niveau de contrôle élevé dans la mesure où aussi bien en droit positif ou en droit coutumier, le droit d’aliéner constitue la maîtrise absolue en matière de droits fonciers comme le démontre Le Roy (2010 : 7). Plusieurs types de cessions sont pratiqués dans la forêt classée de Dassioko. Les cessions de terre par les autochtones contre le travail ou une modique contrepartie des immigrés y ont constitué les premiers modes.

Cette coopération autochtones-immigrés s’inscrivant dans une logique de don et de contre don est appelée « tutorat » et se traduit par un devoir de reconnaissance perpétuelle (assistance en espèces et/ou en nature) du bénéficiaire immigré à l’endroit du cédant autochtone de terre. Cependant, les autochtones et immigrés témoignent qu’une forte monétarisation des cessions foncières à l’intérieur de la forêt classée de Dassioko s’est introduite à un moment donné dans leur coopération jusqu’à ce jour. Chauveau et al. (2006 : 38) confirment que la pseudo-gratuité des cessions foncières dans le centre-ouest et le sud-ouest de la Côte d’Ivoire n’a généralement duré que le temps de la génération des premiers immigrés acquéreurs de terres et des autochtones qui les leur ont cédées. Même si les transactions foncières monétarisées sous forme d’achat-vente sont de loin le mode par lequel les immigrés accèdent le plus aux terres dans le Sud-ouest, comme l’ont constaté Goulin et al. (2018 : 9), le métayage (travailler-partager ou planter-partager) est de plus en plus pratiqué.

Colin et Ruf (2011 : 175) en indiquent plusieurs raisons dont la préservation des droits des contractants, l’exonération d’investissement en travail familial pour le propriétaire foncier, etc. Ces transactions foncières observées à travers tous les fronts pionniers en Côte d’Ivoire conduisent à l’exploitation massive et « théoriquement illégale » des ressources forestières. Elles sont une preuve du contrôle effectif qu’ont les communautés riveraines sur la forêt classée de Dassioko. Ce contrôle est d’autant plus fort que les agents de la SODEFOR et la justice semblent incapables de le contenir. Cela peut être dû à l’attitude permissive de la SODEFOR dans les forêts classées du sud-ouest que met en lumière Amani (2011 : 146). Par ailleurs, les gardes forestiers et la justice sont mis en cause dans des faits de corruption par des témoignages d’individus dont certains sont des exploitants illégaux de la forêt classée de Dassioko. La corruption dans le domaine de la protection du domaine forestier permanent de l’État en Afrique est évoquée par Ibo (2005 : 76) chez qui on peut lire qu’il s’agit d’un fait notoirement connu, notamment par les acteurs internationaux de la protection de l’environnement. La corruption d’agents en charge de la protection du domaine forestier de l’État et de ceux en charge de la condamnation des délinquants, dont parlent Yéo et Amani (2016 : 48), accroît inéluctablement le contrôle des exploitants illégaux sur les forêts classées. Parmi les exploitants illégaux de la forêt classée de Dassioko se trouvent des braconniers et des préleveurs de végétaux. Les pratiques de ceux-ci sont généralement reléguées en arrière-plan par rapport à celles des agriculteurs dans les forêts classées. Or les forêts classées, les parcs nationaux et les réserves constituent aujourd’hui en Côte d’Ivoire l’essentiel de la relique forestière estimée à 2,5 millions d’hectares selon Traoré (2019) sur un couvert forestier valant 15 millions d’hectares au début du siècle dernier (Lorng 2000 : 355). Ces milieux constituent par conséquent les derniers repaires de la faune et réservoirs de la flore typiques de la forêt dense ombrophile qui a antérieurement été constatée en Côte d’Ivoire par Guillaumet et Adjanohoun (1971 :173).

Le développement d’activités lucratives liées au gibier, au poisson et aux végétaux prélevés dans la forêt classée de Dassioko dénote du contrôle total des populations sur ces ressources. Cela présage de l’amenuisement de la biodiversité restante (Kouassi et al. 2017 : 667) d’autant plus que la SODEFOR ne reboise quasiment qu’avec peu d’espèces et que l’essentiel des espèces fauniques dont l’éléphant, l’animal symbole de la Côte d’Ivoire, y sont menacées de disparition. Or, au niveau social, la disparition progressive de la biodiversité conduit à la perte de certaines espèces dont les usages sont indispensables à l’existence des populations paysannes (MINENDD 2014 : 36). Aussi la destruction de la forêt classée de Dassioko représente-t-elle un risque de disparition du patrimoine culturel des peuples Trépoint et Kotrohou, en raison de leurs lieux symboles et sacrés qui y sont. Pourtant, selon Gadou (2001 : 65), le maintien de ces lieux s’accompagne toujours de normes et pratiques (interdits ou totems) qui semblent avoir contribué à une époque antérieure à l’utilisation rationnelle des ressources naturelles chez divers peuples ivoiriens.

Conclusion

La présente étude, menée suivant une approche qualitative, met en lumière les connaissances, attitudes et pratiques des populations paysannes impliquées dans les infiltrations de la forêt de Dassioko, une forêt dont le classement remonte au premier quart du siècle passé. Il ressort que les paysans, de par leurs connaissances de cette forêt classée, ont développé des attitudes et pratiques qui ne s’inscrivent plus ou pas dans la perspective de sa gestion durable. Ce contexte a permis aux autochtones d’avoir un contrôle foncier de cette forêt avec l’appui d’allochtones et allogènes. Présentement, du fait de leur autochtonie ou droit d’exploitation acquis, ses communautés exploitant illégalement la forêt classée de Dassioko se l’approprient et agissent dans le sens de la réalisation de leurs attentes. De ce fait, les options que peut proposer la SODEFOR, chargée de sa gestion, aux populations qui l’exploitent illégalement, se heurtent à des oppositions et réticences de ces dernières. Ces populations s’attendent à une légalisation par l’État du contrôle qu’elles exercent sur la forêt classée de Dassioko. Ces résultats prouvent ainsi que les connaissances, attitudes et pratiques des populations relatives à la forêt classée de Dassioko sont mobilisées pour son (ré)accaparement. Ils montrent également comment la gestion durable de milieux forestiers prônée au plan international est mise à l’épreuve de divergence d’objectifs d’acteurs en présence dans le cas de la forêt classée de Dassioko.

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Auteurs

Pétanhangui Arnaud YEO
Doctorant, Institut des Sciences Anthropologiques de Développement
Université Félix Houphouët Boigny – Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)
Courriel : petanhanguiy@gmail.com

Aymard Boris GOULIN Enseignant-chercheur,
Département de Sociologie et Anthropologie
Université Jean Lorougnon Guédé – Daloa (Côte d’Ivoire)
Courriel : abgoulin@gmail.com

Marc Olivier EBLIN Chercheur indépendant
Courriel : eblinmarc06@gmail.com

Blé Marcel YORO
Enseignant-chercheur,
Institut des Sciences Anthropologiques de Développement
Université Félix Houphouët Boigny – Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire)
Courriel : yoroble94@yahoo.fr

Auteur correspondant

Pétanhangui Arnaud YEO
Courriel : petanhanguiy@gmail.com

© Édition électronique URL : https://espacesafricains.org/

© Éditeur – Groupe de recherche Populations, Sociétés et Territoires (PoSTer) de l’UJLoG – Université Jean Lorougnon Guédé (UJLoG) – Daloa (Côte d’Ivoire)

© Référence électronique Pétanhangui Arnaud YEO, Aymard Boris GOULIN, Marc Olivier EBLIN, Blé Marcel YORO, « Connaissances, attitudes et pratiques (CAP) des populations paysannes impliquées dans les infiltrations de la forêt classée de Dassioko », Revue Espaces africains (En ligne), 1 | 2022, mis en ligne le 1er septembre 2022.

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