Espaces Africains

 


Et si la CEMAC refusait l’intégration économique régionale ? 

What if CEMAC refuses regional economic integration ? 


Manni Garvin OKANGA ORPHAYE

Résumé

Le processus d’intégration économique régionale débuté en Afrique centrale avec la création en 1964 de l’UDEAC devenue CEMAC en 1994 se veut jusqu’aujourd’hui imparfait de par ses faiblesses à satisfaire les besoins des peuples de la région, mais aussi, et surtout, à intégrer les pays membres. Ce processus s’appuie sur le principe de libre circulation des personnes et des biens. Cependant, tout le problème de la CEMAC réside dans le fait que cette libre circulation est inexistante et les résultats sont toujours mitigés jusqu’à nos jours. C’est également le problème que cette étude aborde. A cet effet, à partir des entretiens semi- directifs au sein de la zone des trois frontières entre le Cameroun, le Gabon et la Guinée Équatoriale, les résultats montrent que les populations qui vivent dans cette région transfrontalière circule et échange librement sans tenir compte des frontières étatiques. Ce qui montre que la proximité culturelle qui lie ces populations est un facteur de libre circulation dans la CEMAC.

Mots-clés : CEMAC, Intégration régionale économique, Développement, Culture, biens culturels.

Abstract

The process of regional economic integration begun in Central Africa with the creation in 1964 of UDEAC, which became CEMAC in 1994, is intended to be imperfect until today due to its weaknesses in meeting the needs of the peoples of the region, but also, and above all, to integrate the member countries. This process is based on the principle of the free movement of people and goods. However, the whole problem of CEMAC lies in the fact that this free movement is non-existent and the results are still mixed until today. This is also the problem that this study addresses. To this end, based on semi-structured interviews within the area of the three borders between Cameroon, Gabon and Equatorial Guinea, the results show that the populations living in this cross-border region circulate and exchange freely without taking into account the state borders. This shows that the cultural proximity that binds these populations is a factor of free movement in the CEMAC.

Keywords: CEMAC, Regional economic integration, Development, Culture, cultural goods.

Introduction

Alors qu’il est constaté un engouement de plus en plus spectaculaire pour le concept de la mondialisation à travers le monde, certains leaders politiques et économistes africains ne cachent pas eux aussi leur préférence pour les échanges interrégionaux voire pour l’intégration économique comme mécanisme de développement des échanges intra-régionaux. La Communauté Économique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC)[1] qui nous intéresse n’est point en marge de cette mouvance internationale. Après plus d’une vingtaine d’années de son entrée en vigueur, cette communauté sous-régionale d’Afrique Centrale peine à amorcer et mettre en pratique l’intégration économique. On serait même tenté au vu des résultats assez mitigés en termes de libre circulation et du faible niveau des échanges intra-CEMAC, de dire que les différents États que compose cette Communauté refuseraient le processus d’intégration économique. C’est d’ailleurs ce que soutient Jean Baptiste ONDAYE, économiste congolais, qui affirme qu’on ne peut pas parler du défi de la mondialisation sans qu’au niveau local, régional ou sous-régional, le libre-échange ne soit garanti. Bien que les discours officiels le mentionnent, la régionalisation n’existe pas. L’intégration économique dans la CEMAC serait alors perçue comme un mythe, une utopie.

Cependant, il nous paraît judicieux de revenir sur ce que l’on entend par intégration économique régionale du fait que sa conception, voire son contenu définitionnel, ne fait pas l’unanimité dans la sphère scientifique. Théoriquement, bon nombre de chercheurs africains ont tant bien que mal expliquer le processus d’intégration économique régionale ; tout ceci vient témoigner l’intérêt que les chercheurs africains accordent à ce processus.

Dernièrement, l’intégration économique régionale est redevenue un thème dominant des débats économiques actuels, à cause notamment de l’omniprésence de la notion de globalisation (Ngattai-lam 2014 : 26). Dans les débats théoriques en ce qui concerne le thème de l’intégration économique régionale, la revue de la littérature, au-delà de la densité et de la diversité des travaux, fait apparaître deux principaux débats. Le premier est que les développements ont tourné principalement autour de la théorie des unions douanières et opposaient à cet effet deux conceptions analytiques différentes (Avom 2003 : 140). D’un côté, les analyses des classiques qui montrent l’importance des mécanismes de marché et fondent l’intégration sur l’échange. De l’autre, les analyses de la conception volontariste qui ne croient pas aux vertus des lois du marché et mettent plutôt l’accent sur les politiques, sur la production et non sur l’échange[2].

Singulièrement, dans le cas de la CEMAC, théoriquement, l’auteur camerounais AVOM Désiré dans sa communication en analysant la construction de l’Union Européenne (UE) comparativement à celle de la CEMAC soutient que la CEMAC n’a point suivi le schéma théorique proposé par Balassa comme l’a fait l’UE et ce serait la cause des résultats mitigés aujourd’hui en termes de libre circulation et de libre-échange. Toutefois, les pays de la CEMAC, avec ceux de l’UEMOA, constituent des cas intéressants d’intégration monétaire grâce à leur originalité et à leur longévité[3]. C’est dire qu’au sein de la CEMAC on a d’abord privilégié, l’intégration monétaire au détriment de l’intégration économique qui, elle, repose sur la libre circulation des personnes et des biens.

On le voit bien, l’intégration économique régionale dans la CEMAC pose bien évidemment le problème de la libre circulation des personnes et des biens (Diakité 1997 : 12). Pour notre part, nous estimons que l’intégration économique régionale doit avant tout se reposer sur la réalisation de la libre circulation et du libre-échange du fait que ces deux principes importants à l’heure des économies globalisées sont des impératifs de développement surtout pour les économies en développement comme ceux de la CEMAC.

Cela dit, suite à ce tour d’horizon théorique on voit bien que l’intégration économique régionale au sein de la CEMAC est mal engagée. Dès lors, qu’est ce qui peut alors justifier le refus des États membres de la CEMAC du principe universel de développement ? Quelle pourrait être l’une des portes de sortie de cet état de léthargie du processus d’intégration économique régionale de la CEMAC ?

Cette étude a été effectuée à partir d’une approche qualitative. Réaliser entre le 15 novembre 2021 et le 10 janvier 2022, la collecte des données s’est déroulée au sein de la zone dite des trois frontières en Afrique centrale. Précisément au Nord du Gabon (Bitam, Meyo-Kyé, Eboro), au Sud du Cameroun (Kyé-Ossi, Abang minko’o) et la partie continentale de la Guinée-Équatoriale (Ebebeyine). Cette étude avait pour objectif de recueillir des informations de tous les acteurs vivant de part et d’autre de cet espace frontalier afin de saisir leur logique de circulation endogène. Pour ce qui est des personnes interviewées, les quarante entretiens semi-directifs réalisés rendent bien compte de l’échantillon représentatif de la population étudiée pour comprendre les différents points de vue dans la région de l’étude. Cela dit, l’analyse de contenu comme technique de traitement des données, nous a permis de les analyser et de suffisamment saisir le sens que les différentes populations donnent au principe de libre circulation.

Le but de cet article n’est point de dresser un bilan voire d’analyser les avancées, ou de faire une énumération des obstacles à l’intégration économique régionale de la CEMAC. Il va s’agir d’une expertise empirique qui montre bien évidemment que les pays de la CEMAC refusent le processus d’intégration mais plus encore de proposer aux dirigeants, aux institutions en charge de l’intégration et aux décideurs au sein de l’Afrique Centrale de nouvelles fenêtres d’analyses du processus d’intégration économique régionale. Pour tout dire, cet article opte pour une africanisation de ce processus qui passe par l’intervention du secteur de la culture.

En trois parties, nous allons présenter l’état de lieux de l’intégration en Afrique, énoncer les raisons légitimes qui montrent que la CEMAC refuse l’intégration économique régionale et enfin énoncer les pistes de sortie d’une léthargie intégrationniste dans la sous-région CEMAC.

1. État des lieux

Pour des raisons méthodologiques, pour mieux appréhender comment notre état de lieux a été réalisé, deux niveaux de compréhension vont être évoqués.

Le premier niveau consiste en une revue de la littérature sur la situation de l’intégration économique régionale en Afrique. En plus, après cette expertise documentaire, nous nous sommes intéressés particulièrement au cas de la CEMAC pour tenter de comprendre où cette organisation sous-régionale se situe aujourd’hui par rapport au processus d’intégration régionale.

1.1. Une Afrique peu intégrée

Cet exercice documentaire nous permet de prendre appui sur les écrits des chercheurs africains qui se sont intéressés à l’intégration économique en analysant les obstacles qui freinent la mise en pratique de cette dernière mais également en évoquant les défis à relever pour un meilleur rendement du processus au sein du continent.

Parmi eux, on peut citer Issaka Souaré qui, pour sa part, au nombre des multiples obstacles, s’est focalisé sur trois principaux facteurs, les appartenances multiples de plusieurs États africains à différentes communautés économiques régionales (CERs) et aux différents « partenaires bilatéraux spéciaux » en dehors de l’Afrique ; c’est ce qu’il a nommé « la diversité des pôles d’allégeance » (Issaka 2007 : 6) ce qui traduit un impact négatif sur les projets d’intégration et d’unité africaine et donnant ainsi l’impression que les États africains ne savent plus où donner de la tête. Aussi, il y a les questions de paix et de sécurité, l’impact de l’instabilité politique sur les projets d’intégration en Afrique tant au niveau des CERs qu’au niveau continental se résume sur la circulation des personnes et des biens qui sont freinées pendant les conflits armés. (Chauvin & Magrin 2020 : 13). Il existe un réel problème de financement des projets d’intégration du fait que les différents pays se préoccupent plus de leur propre survie et existence et n’honorent pas leurs engagements.

On le voit bien, l’auteur s’attaque non pas aux individus, mais plutôt aux politiques et cela révèle une autre grande faiblesse des projets d’intégration économique régionale au sein du continent africain. La plupart des initiatives d’intégration que revêt le continent, ont été pensées sous l’angle politique, institutionnel et monétaire, d’abord mettant de côté l’intégration des peuples. C’est ce que Jean-Paul Sagadou dans un article au titre assez révélateur oppose l’intégration par le haut et l’intégration par le bas. Pour ce dernier, l’intégration par le haut est l’un des obstacles aux projets d’intégration au sein du continent africain mais plus encore le défi à relever pour les pays africains est de réaliser l’intégration par le bas qui traduit le désir de l’autre (Sagadou 2009 : 9).

L’objectif de ce dernier consiste à mettre en évidence la dimension humaine de l’intégration. L’intégration par le haut est ce processus qui consiste à confier les rênes de l’intégration à la classe politique, aux dirigeants politiques, aux leaders d’opinions. Ici nous avons affaire à une approche institutionnelle, qui a permis de réaliser des avancées, mais elle semble s’essouffler. Cette approche est quasiment commune à tous les processus initiés dans le continent, elle contribue plus à une intégration théorique par la mise en place d’un ensemble de textes qui ont du mal à être appliqués.

Pour l’auteur burkinabé, aujourd’hui le défi majeur serait de songer à une intégration par le bas qui donne plus de place à l’intégration des peuples et des collectivités territoriales. L’intégration par le bas est l’inverse de celle par le haut. Contrairement à cette dernière qui confiait l’intégration aux leaders politiques du continent, la première vise à la fonder sur les peuples. Ici, il est question du désir de l’autre, ce sentiment qui nous pousse à chercher l’autre, l’autre comme individu, comme ethnie ou comme État, qui constitue le fondement d’une intégration réussie.

Il apparaît impossible d’expliquer le refus de l’intégration dans la zone CEMAC que par cette vue globale du processus au sein du continent même si les États qui forment la CEMAC font partie du continent. Mais, du fait des spécificités de chaque communauté, il nous paraît nécessaire d’analyser dans les lignes qui suivent la situation de la CEMAC qui nous intéresse.

1.2. La CEMAC où en sommes-nous ?

La CEMAC a également fait l’objet d’un ensemble d’écrits de chercheurs africains notamment ceux de la sous-région. Ces derniers tentent tant bien que mal de comprendre les problèmes qui bloquent l’effectivité du processus d’intégration. D’autres essaient de dresser un bilan entre l’UDEAC et la CEMAC et, d’autres encore proposent des pistes de solution pour sortir de cet état embryonnaire. Tout cet acharnement montre bien que l’état actuel du processus d’intégration économique régionale préoccupe et interpelle l’ensemble des chercheurs. Nous non plus nous ne saurions être en marge. Se demander où la CEMAC se situe reviendrait à analyser ce processus à partir des différents écrits en la matière. Ainsi, dans une communication, le chercheur gabonais Bernardin MINKO MVE, dresse un bilan de la CEMAC en termes d’ouverture, de commerce et d’amélioration d’infrastructures tout ceci pour répondre aux exigences de la mondialisation. Pour ce socioanthropologue, les pays de la CEMAC échangent très peu et par conséquent ils sont loin de comprendre les logiques de la mondialisation (Minko Mve 2007 : 20). Aussi, les transports et le transit routiers sont encore à construire, les échanges commerciaux intracommunautaires sont encore à améliorer. Tout ceci sous-entend que la zone CEMAC est encore loin du compte, car les indicateurs d’un bon processus d’intégration économique régionale sont très négatifs. C’est donc un impératif pour la CEMAC de soigner son réseau de transport pour la facilitation des échanges et la libre circulation des personnes et des biens.

Aussi, l’intégration économique régionale dans la CEMAC souffre de ce que Serge LOUNGOU, Géographe gabonais, a appelé les constructions imaginaires des politiques migratoires nationales discriminatoires qui plombent la libre circulation des personnes et des biens. En effet, pour ce dernier, deux États sont pointés du doigt à savoir le Gabon et la Guinée Équatoriale. Pour ce dernier, il soutient que trois mythes tenaces paraissent sous-tendre la forte réticence de ces deux États à ouvrir largement leurs frontières aux flux migratoires étrangers, le mythe de l’invasion démographique (Loungou 2010 : 15) en constitue le premier.

Ensuite, le mythe de la spoliation économique, ici, les deux pays pointés du doigt ont une réticence vis-à-vis du principe de la libre circulation des personnes à cause de leur volonté manifeste de ne point partager avec les nations voisines considérées à tort ou à raison, comme des profiteurs, des bénéfices de l’exploitation de leurs importantes ressources naturelles. Pour finir, le mythe de la perversion sociale et de la délinquance d’origine étrangère met en relief direct dans les pays de la CEMAC un discours, voire un courant de pensée qui tend à établir un lien de causalité directe entre présence étrangère et insécurité. La conséquence est que cela freine bien évidemment la libre circulation des personnes. A partir de ce tour d’horizon et vu le nombre d’année que ce processus est lancé il ne serait pas légitime de s’interroger si la CEMAC ne refuserait pas l’intégration économique régionale.

2. Le refus de l’intégration économique régionale

Deux niveaux de compréhension sont avancés ici afin d’analyser le refus d’intégration de la zone CEMAC. Le cloisonnement de la Guinée Équatoriale constitue le premier niveau de compréhension, une persistance des vénalités frontalières est le deuxième niveau.

2.1. L’autarcie Équato-guinéenne

A l’heure de la globalisation, il est étonnant de voir des États cloisonnés ou repliés sur eux-mêmes. La globalisation est un phénomène mondial qui s’impose à tous comme un impératif de développement (Wolton 2003 : 9). Singulièrement, ce phénomène de globalisation est matérialisé à travers le monde par l’ensemble d’organisation régionale comme celle de la CEMAC. Mais force est de constater que dans cette zone, la Guinée Équatoriale tend à ne pas s’ouvrir aux autres pays membres.

Ce cloisonnement de la Guinée Équatoriale est bien évidemment entretenu par les autorités de ce pays (Mongbet 2019 : 256). Ce dernier est perceptible sur deux plans. Le premier est celui de la libre circulation des personnes au sein de cet État et le deuxième renvoie à une difficulté de communication avec les autres pays membres.

A la suite de nos enquêtes de terrain, nous observons que la Guinée Équatoriale choisit elle-même qui doit circuler dans son espace. Un des ressortissants de la zone CEMAC nous livre ceci avec beaucoup de regret en reprenant un passage biblique qu’il adapte à la situation en Guinée, « il est facile pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’un camerounais d’entrer en Guinée Équatoriale. Nous sommes pourtant tous dans la CEMAC, mais les Guinéens n’aiment pas du tout voir les camerounais chez eux, on ne peut pas bien circuler là-bas comme parfois on arrive jusqu’à Bitam ». Une autre illustration qui montre suffisamment que la circulation est difficile au sein de la Guinée Équatoriale, c’est le refus de l’autre taxé comme « étranger », comme un « envahisseur » comme l’affirme bien un informateur tchadien :

« Pour partir en Guinée faut avoir le courage, là-bas ils ne veulent pas voir les gens chez eux, quand on part là-bas, ils t’appellent étranger, même pour partir tu laisses ta voiture à la frontière tu prends le clando mais tu laisses d’abord ta carte et puis le soir tu reviens. Ils disent que les frontières sont fermées à cause de la maladie, la COVID. Voilà pourquoi moi je reste ici à Bitam je ne vais plus jamais partir là-bas ».

Il faut dire que dans les textes de la CEMAC, il existe ce qu’on appelle la « zone tampon[4] », ainsi, à partir de la zone des trois frontières, de MEYO KYE, un ressortissant Camerounais voire Guinéen et d’autres peuvent se déplacer jusqu’à Bitam ; de Kyossi, un ressortissant CEMAC peut aller jusqu’AMBAM et au niveau de la Guinée cela est permis jusqu’à Mongomo voire Ebebeyine.

Certes le Gabon tend à appliquer cette zone tampon avec l’ensemble des ressortissants de la CEMAC. Force est de constater que les autorités guinéennes entretiennent cette difficulté de circuler dans leur pays. L’imposition de laisser sa pièce au poste de contrôle frontalier, le fait de ne pas circuler avec son véhicule au poste frontière de provenance fait de ce pays de la sous-région un espace cloisonné qui ne tend pas à s’ouvrir au sein de la zone CEMAC.

La communication est un élément fondamental dans la facilitation des échanges mais aussi dans le vivre ensemble. La difficulté de communication avec les agents au poste frontalier guinéen est perçue comme un cloisonnement de la Guinée du fait que ces derniers ne parlent que l’espagnol comme le témoigne cet informateur :

« Quand tu pars en Guinée, si tu ne parles pas espagnol c’est difficile pour toi, surtout pour nous les commerçants. Parfois ils font ça exprès pour que tu n’achètes rien chez eux. Maintenant quand tu parles espagnol tout est facile ou alors le fait de parler le fang, vous allez mieux vous entendre mais quand tu t’exprimes en français avec les commerçants pour avoir une information, parfois même depuis la frontière avec un gendarme, il dit ne pas comprendre ce que je dis, j’ai été refoulé, parce qu’il dit qu’il ne comprend pas ce que je veux. Moi je pense qu’ils font exprès juste pour qu’on ne rentre pas chez eux ».

Loin d’imposer ou de demander aux ressortissants guinéens de s’exprimer exclusivement en français, chose impossible du fait que l’espagnol soit la langue nationale, mais lorsque cette dernière est utilisée pour devenir un élément de frein à la communication intracommunautaire, aux échanges et même à la libre circulation des personnes, mais aussi du moment où cela est pensé et voulu, cette situation traduit un refus d’ouverture par un pays qui ne veut pas s’ouvrir et qui rejette les autres ressortissants par le biais de sa langue nationale.

C’est donc à partir de ces deux premiers éléments que l’on peut commencer à penser que le simple fait que l’État guinéen entretien ces difficultés, traduit de facto un pays cloisonné qui impacte inéluctablement le processus d’intégration régionale et nous amène à penser que la CEMAC refuse ce processus car à côté, il y a aussi la persistance des vénalités frontalières.

2.2. La persistance des vénalités frontalières

La réciprocité est l’une de grandes faiblesses de l’espace CEMAC. Il existe bien évidement au sein des différentes frontières que compte cet espace un ensemble de lois légales au niveau frontalier à savoir la présentation d’une pièce justificative d’identité pour la circulation des personnes, carte d’identité voire passeport ; au niveau des biens, une taxation phytosanitaire et douanière selon la quantité des marchandises est requise.

Cependant, hormis ces lois légales, les États membres entretiennent ce que nous qualifions de vénalités frontalières (Koulakoumouna 2012 : 65) à chaque espace frontalier dans la zone des trois frontières, et cela n’est que le résultat d’une réciprocité excessive. Les différents pays en l’occurrence le Cameroun, le Gabon et la Guinée Équatoriale s’accusent mutuellement. De ce fait, ces vénalités s’observent à deux niveaux. Le premier s’attaque à la circulation des personnes et l’autre influe sur la circulation des biens dans cet espace.

Pour ce qui est des vénalités frontalières sur la circulation des personnes elle est perceptible dans la zone des trois frontières, elles se caractérisent par le paiement à chaque poste de contrôle d’une somme dénommée le « passage », comme en témoigne cet informateur :

Le passage c’est partout, si nous ici au Cameroun on fait ça c’est parce qu’au Gabon comme en Guinée eux aussi ils font ça. Par exemple si un camerounais veut aller au Gabon, selon les humeurs du gendarme, il peut te demander 3.000FCFA ou 5.000FCFA même si tu as la carte de séjour ou la carte d’identité…. Tout le monde fait ça et tu paies dans tous les contrôles ou tu vas passer, même si c’est pour aller jusqu’à Bitam tu vas payer, le gendarme ne regarde même pas les papiers. Moi je vois ici, les gabonais pour venir à Kyé-Ossi, ils paient seulement 2.000FCFA au poste et tu pars mais nous on paie toujours beaucoup même s’il y a les papiers.

Ces vénalités frontalières sont entretenues et impactent pour beaucoup la libre circulation des personnes qui est un élément fondamental pour le processus d’intégration économique régionale. Malgré leur entretien par les agents en postes au sein des espaces frontaliers, rien n’est fait pour juguler ce phénomène.

Ensuite, sur le plan des marchandises, ces vénalités sont également perceptibles. Elles se caractérisent par des taxes assez exorbitantes. Selon les informations obtenues auprès des services douaniers notamment au Gabon, les marchandises sont uniquement taxées au niveau du bureau central à savoir celui de Bitam. Les locaux douaniers aux postes frontaliers servent juste de vérification et de mise en circulation de la marchandise jusqu’au poste de douane centrale. Mais, les transporteurs interrogés subissent plusieurs taxes notamment sur l’axe Bitam/ Abang minko’o (Mondial). Ces lois illégales se traduisent par des taxes selon la vue juste du volume du camion de transport comme l’illustre les propos de ce transporteur :

«  C’est difficile que la marchandise passe ici sans problème. Quand tu quittes le mondial avec un camion de bananes par exemple, au Cameroun tout se passe bien on ne paie pas beaucoup juste les documents de phytosanitaire et le passage de la douane qui peut nous amener jusqu’à 20.000FCFA seulement. Une fois au Gabon, notamment à Eboro déjà, avec les gendarmes tu paies déjà et tu paies même si ton camion à tous les papiers ça c’est pour eux seulement, parfois on donne 20.000FCFA voire 30.000FCFA… tu pars encore à la douane là-bas aussi tu vas laisser l’argent. Y a pas un montant c’est eux-mêmes seulement qui fixent les prix ».

C’est donc à partir de ces deux niveaux que ces vénalités sont appliquées. Le fait de leur maintien, entretien et parfois renforcées pour répondre à une réciprocité excessive nous conforte dans notre idée selon laquelle ces pays membres refusent l’intégration. Toutes ces formes de lois aux frontières et le fait qu’elles soient connues des autorités, elles continuent de plomber le processus d’intégration économique régionale jusqu’à nos jours et fait de cet espace un cas assez atypique d’intégration économique régionale qui va à l’encontre des rhétoriques intégrationnistes toujours clamées par les hautes autorités de ces différents pays membres. La CEMAC est alors cet espace où se pratique bien la célèbre phrase « je t’aime moi non plus » du fait que chaque pays membre ne cesse d’entretenir des vénalités contre la libre circulation des biens et personnes. L’état actuel du processus d’intégration économique régionale dans la CEMAC est-ce une fatalité ?

3. La culture au secours de la CEMAC

Le processus d’intégration économique régionale est une stratégie de développement qui comme la globalisation ou la mondialisation, s’impose à tous les pays du monde. Étant une stratégie de développement, il serait plus qu’impérieux de prendre en compte toutes les composantes du développement afin de permettre un meilleur rendement de ce processus. D’où l’importance du secteur de la culture dans l’intégration économique régionale qui pourrait être un pan en vue de sortir la CEMAC du gouffre dans lequel elle se trouve.

Il sera question, dans un premier temps, de montrer le rôle de la culture dans le développement puis, dans une seconde phase d’examiner comment la culture peut être perçue comme une perspective de régionalisation des échanges dans un espace régionale.

3.1. Culture et développement

Des études économiques ont montré, vers la fin des années 1950, que la culture et le développement étaient intimement liés. De ce fait, sur le continent africain, plusieurs initiatives ont été mises en place afin de donner à la culture une place dans le processus de développement (Ezodzomo 2012 : 269).

Parmi elles, il y a l’adoption à Alger (Algérie) en 1969, par l’OUA, d’un Manifeste Culturel panafricain et l’organisation en 1975, à Accra (Ghana) de la première AFRICACULT. Ils voulaient affirmer leur engagement à faire de la culture une composante essentielle du développement.

Cela dit, le rôle et la place de la culture dans le développement s’observe sur trois plans à savoir celui socio-politique, économique et d’intégration sous-régionale qui sera développé dans une autre section de cette étude.

S’agissant du développement socio-politique, dans les pays à forte diversité culturelle, la prise en compte des différentes cultures nationales favorise l’équilibre interethnique et intercommunautaire et, en conséquence, la stabilité politique et sociale, car respecter la diversité culturelle équivaut aujourd’hui à tenir compte des personnes et de leurs institutions, de leurs capacités et de leurs pratiques, dans toutes les actions de développement (Engandja-ngoulou 2014 : 19). Le développement d’une culture diversifiée et accessible aux populations participe à la prise de conscience des différences, à la connaissance mutuelle et à l’ouverture des esprits des individus et des communautés.

La diversité culturelle et la diversité linguistique étant donc des patrimoines communs de l’humanité, leur prise en compte et leur protection dans les stratégies nationales et communautaires de développement sont des priorités comme la protection de la biodiversité et de l’environnement.

Le poids économique de la culture étant aujourd’hui incontestablement considérable, les débats sur la culture ne concernent plus seulement la défense des identités culturelles, mais comportent bien une composante économique que l’on ne peut ignorer si l’on veut élaborer des solutions qui répondent aux exigences conjuguées de l’économie et de la culture. La culture est l’une des premières sources de contenu et de richesse économique (UEMOA 2013 : 23).

Ainsi, d’après les statistiques de l’Unesco et de la CNUCED, le commerce international des biens culturels constitue l’un des secteurs les plus dynamiques de l’économie mondiale. Le rapport mondial sur le développement humain 2004 précise que les échanges internationaux de biens culturels (cinéma, radio et télévisions, imprimés, littérature et musique) connaissent depuis plus de 20 ans une croissance constante.

L’importance voire l’impact du secteur de la culture dans le développement n’est plus à prouver au vu des éclaircissements susmentionnés. L’intégration économique régionale étant considérée comme un principe de développement, comment le secteur de la culture peut-il contribuer à son essor, particulièrement dans le cas de la CEMAC ?

3.2. Perspective culturelle des échanges intra-CEMAC

Il est évident que les problèmes que la CEMAC doit résoudre sont énormes, les problèmes sous-jacents à son organisation, celui des infrastructures routières, des vénalités persistantes au sein des espaces frontaliers et une réciprocité maladive pour ne citer que ces derniers. Mais à côté, elle a également plusieurs perspectives à prendre en considération afin d’atteindre ces objectifs dont celui de la régionalisation des échanges. Parmi ces perspectives, nous estimons que la communauté doit favoriser la circulation des biens culturels.

La perspective culturelle des échanges intra-CEMAC que nous préconisons comme l’une des portes de sortie de l’état actuel de cette organisation se traduit par la circulation des biens culturels. Les biens culturels selon l’Unesco, sont des biens de consommation qui véhiculent des idées, des valeurs symboliques et des modes de vie, qui informent ou distraient, contribuant à forger, à diffuser l’identité collective et à influencer les pratiques culturelles (Guiomar 2000 : 14). Les biens qui pourront favoriser la libre circulation et le libre-échange dans l’espace CEMAC sont notamment : les activités socio- culturels transfrontalières, l’art culinaire et la langue fang. La question majeure est de savoir comment les activités socio-culturelles, voire la langue fang, peuvent favoriser cette double circulation au sein de la CEMAC ?

Il est clair que l’horogénèse coloniale (Loungou 2002 : 21) a séparé des familles ethniques, des peuples qui avaient ce désir de vivre ensemble. Et l’avènement des États nations subdivisées par des frontières continue jusqu’à nos jours d’entretenir des distances entre les peuples ; mais elle constitue également un frein à l’avènement des échanges et de la circulation des personnes. Singulièrement dans la CEMAC, la forte nationalisation des frontières ne cesse d’être un obstacle énorme à la libre circulation des personnes et des biens.

A cet effet, la circulation des biens culturels se caractérise par les échanges culturels entre les peuples. Elle réaffirme le désir de l’autre et traduit ce que l’on nomme l’intégration par le bas ; une intégration des peuples et par les peuples. Chose que la sous-région CEMAC peine à mettre en œuvre du fait d’un manque de volonté politique.

Ainsi, après notre séjour de terrain, nous estimons que les échanges culturels réalisés dans la partie des trois frontières peuvent être un élan d’intégration économique régionale. En effet, la circulation des biens culturels conduit à l’effacement des frontières hermétiques dans cette zone frontalière. L’état de clôture territoriale n’a aucun effet sur les populations qui vont et viennent ici et là dans les différents pays favorisant ainsi la libre circulation des personnes et des biens. Cette libre circulation est rendue possible par les populations vivant de part et d’autre des frontières nationales s’appuyant sur le capital culturel objectivé qu’elles partagent.

Au cours d’un entretien qui visait à mesurer le degré de liberté de circuler dans cet espace, un agent frontalier gabonais déclarait : « au sein des villages, voire des villes qui sont proches des frontières les gens vont et viennent tous les jours ; on ne peut pas empêcher des familles de se rencontrer ça ce n’est pas possible. Pendant des fêtes, des deuils, des danses, les gens passent sans problème ici ». On le voit bien, même les autorités administratives en charge de la gestion des espaces frontaliers reconnaissent une libre circulation des populations frontalières durant des évènements culturels.

Ce que nous avons également observé et nous ne saurons être les pionniers en la matière, concerne la triple territorialité des Fang. Christian-Yann Messe MBEGA en étudiant la triple territorialité de l’ethnie Fang, ce dernier montre que c’est une autre manière d’étudier les frontières que par les normes juridiques (Mbega Messe 2015 : 13). Pour notre part, cette triple territorialité nous permet également de préconiser une autre manière d’étudier la libre circulation au sein de la CEMAC au-delà des normes politico-juridiques en vigueur. En effet, cette triple territorialité de l’ethnie Fang permet la libre circulation d’une part et de facto, elle contribue au libre-échange dans cette zone.

Cette triple territorialité fait ressortir des liens culturels très forts entre les différentes populations issues de cet espace. Ces liens culturels étant sacrés vont au-delà des frontières établies. Elle favorise également les échanges entre les différents ressortissants en ce sens que cette dernière permet le maintien de liens sociaux et économiques forts. Ainsi, on le voit bien, dans une sous-région où, faute de volonté politique, les échanges intra-CEMAC sont dictés par ces ensembles culturels qui soulèvent de nouvelles manières de concevoir la libre circulation dans cet espace. On comprend aisément que les populations locales ont ce désir d’être ensemble, d’échanger de circuler entre les différents pays et cette envie est fortement renforcée par les facteurs culturels qui les unissent depuis l’avènement des indépendances ; à savoir les biens culturels qu’ils ont en commun. D’où l’importance de la culture dans le processus d’intégration économique régionale.

Conclusion

Au sortir de cette réflexion, trois leçons majeures sont à retenir. La première consiste à faire l’état des lieux du processus d’intégration économique régionale d’une part sur le continent africain et d’autre part au sein de la sous-région CEMAC. De cet état de lieu, il ressort que le Continent est peu intégré dans la pratique mais théoriquement au vue des organisations d’intégration qui pullulent, on serait tenté de croire que le Continent est la partie du monde la plus intégrée. Le cas de la CEMAC ne saurait donner un résultat reluisant car cette partie du Continent éprouve toutes les peines du monde à mettre en pratique la libre circulation des personnes et des biens à cause de la précarité infrastructurelle mais aussi le fait d’une persistance d’un certain nombre de mythes discriminatoires vis-à-vis des ressortissants CEMAC de la part notamment du Gabon et de la Guinée.

La deuxième leçon permet de nous apercevoir que la CEMAC refuse le processus d’intégration économique régionale. Ce refus se traduit tout d’abord par l’autarcie Équato-guinéenne qui laisse apparaître un État fermé sur lui-même du fait de la difficile circulation dans ce pays malgré la zone tampon. Aussi, la communication difficile avec les ressortissants des autres pays justifie cette autarcie étant donné que l’espagnol est parfois utilisé comme moyen de communication à prendre ou à laisser. En deuxième lieu ce refus se caractérise par la persistance des vénalités frontalières qui sont pourtant connues des instances politico-administratives mais elles persistent jusqu’à nos jours et impactent véritablement la libre circulation des personnes et des biens.

Enfin, la dernière leçon de cet article est plus une perspective. Elle consiste à montrer que l’état actuel de la CEMAC n’est point une fatalité. En s’appuyant sur le capital culturel des populations transfrontalières qui va au-delà de l’horogénèse coloniale, une intégration économique régionale peut voir le jour. Particulièrement dans la CEMAC, l’accent doit être mis sur la circulation des biens culturels qui elle, subsiste à l’effet des frontières juridico-politiques établies. La perspective de l’intégration économique régionale dans la CEMAC propose une africanisation de ce processus et cela passe par l’adoption de réelles politiques culturelles en vue de favoriser l’intégration des peuples et par les peuples.

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Auteur

Manni Garvin OKANGA ORPHAYE
Doctorant en ANTHROPOLOGIE,
Laboratoire Universitaire de la Tradition Orales et des Dynamiques Contemporaines (LUTO-DC)
Université Omar Bongo (Libreville -Gabon)  – BP : 13131
Courriel : manniokanga@yahoo.fr

 

© Édition électronique

URL – Revue Espaces Africains : https://espacesafricains.org/
Courriel – Revue Espaces Africains : revue@espacesafricains.org
ISSN : 2957-9279
Courriel – Groupe de recherche PoSTer : poster_ujlog@espaces.africians.org
URL – Groupe PoSTer : https://espacesafricains.org/poster/

© Éditeur

– Groupe de recherche Populations, Sociétés et Territoires (PoSTer) de l’UJLoG
– Université Jean Lorougnon Guédé (UJLoG) – Daloa (Côte d’Ivoire)

© Référence électronique

Manni Garvin OKANGA ORPHAYE, « Et si la CEMAC refusait l’intégration économique régionale ? », Revue Espaces Africains (En ligne), 2 | 2022 (Varia), Vol. 2, ISSN : 2957- 9279, mis en ligne, le 30 décembre 2022.

  1. La CEMAC est le regroupement de six (06) pays d’Afrique Centrale à savoir le Cameroun, le Congo, le Gabon, la Guinée Équatoriale, la République de Centrafrique et le Tchad. Cette dernière a pour objectif de promouvoir un développement harmonieux des États membres dans le cadre de l’institution d’un marché commun.
  2. Il faut dire que toutes les tentatives de définition de l’intégration économique vont tourner autour de cette opposition marché/intervention.
  3. La longévité de la zone franc est particulière, par rapport aux autres zones monétaires, issues de la colonisation, qui se sont, pour la plupart, disloquées au lendemain de la deuxième guerre mondiale. A titre d’exemple, on peut citer la zone sterling et la zone peseta.
  4. Cette dernière se conçoit comme la distance qu’un ressortissant de la CEMAC peut parcourir dans tous les États membres sans avoir à solliciter un laissez-passer ou un cachet dans son passeport, la simple carte d’identité suffit pour circuler. Cette distance est de 20 kilomètres à partir des différentes frontières. Cette initiative est mise en place en vue de permettre une libre circulation des personnes. 
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