Identités et ‘‘citoyenneté’’ dans l’espace politique camerounais
Identities and “citizenship’’ on the cameroonian political space
Fred Jérémie MEDOU NGOA
Résumé
La présente étude rend compte de la manière avec laquelle s’articulent identités et citoyenneté dans la société camerounaise en mouvement depuis la restauration du multipartisme en 1990. Dans cet ordre d’idées, deux articulations structurent ce travail. La première accorde une attention particulière à ce qu’il est convenu d’appeler les tendances lourdes des comportements ayant cours dans l’espace politique camerounais. Ces tendances s’objectivent non seulement à travers le caractère dérisoire de l’idéologie, des projets et programmes des candidats au profit de l’utilitarisme dans l’espace rural et urbain camerounais, mais aussi au regard du caractère fécond des comportements politiques paroissiaux et affinitaires dans l’espace rural de ce pays. La deuxième articulation de cette étude s’interroge sur le fait de savoir si l’espace urbain camerounais peut être envisagé comme un cadre de sanctuarisation de la citoyenneté. Pour y apporter des réponses, l’on examine l’identité paroissiale dans l’espace urbain camerounais en tant que catégorie relativement insoluble, sans oublier la question de la participation politique trans-ethnique dans ledit espace.
Mots-clés : Identité, espace rural/urbain, citoyenneté, politique, Cameroun
Abstract
This study reports on the way in which identities and citizenship are articulated in the dynamic Cameroonian society since the restoration of the multiparty system in 1990. Thus, two articulations structure this work. The first pays particular attention to what is known as the heavy tendencies of current behaviors on the Cameroonian political scene. These tendencies are objectified not only through the unrealistic ideology, projects and programs of the candidates and utilitarianism in the Cameroonian rural and urban space, but also with regard to the fruitful nature of the parochial and affinity political behaviors in the Cameroonian rural space. The second dimension of this study questions whether the Cameroonian urban space can be considered as a setting for the sanctuarization of citizenship. To provide answers, we examine the parochial identity in the Cameroonian urban space as a relatively insoluble category, without forgetting the issue of trans-ethnic political participation in the said space.
Keywords : Identity, rural/urban space, citizenship, politics, Cameroon
Introduction
L’histoire de la citoyenneté n’a-t-elle pas toujours été urbaine et le plus souvent associée à des manifestations dans la ville ? (Donzelot 2011 : 18). En effet, le mot citoyenneté est associé à l’identité, à la participation aux affaires communes et aux droits et devoirs qui lient tout un chacun à la communauté (Boisvert, Hamel & Molgat 2000 : 9 ; Kymlicka & Bouyssou 2004 : 97). En tant qu’axe majeur de la politique moderne (Magnette 2001), la citoyenneté renvoie, plus concrètement, à la capacité d’exercer les droits liés à la participation politique de type démocratique (Braud 2006 : 701 ; Hamel & Molgat in Boisvert, Hamel & Molgat 2000 : 9). Elle est un concept central pour les analyses théoriques et empiriques des liens entre les individus, les institutions et l’État (Thanh-Huyen, Mottier & Siger 2000 : 14) tel qu’il est question de l’envisager dans le cas d’espèce.
À la lumière de cet éclairage, il apparaît que le mouvement de démocratisation amorcé depuis le début des années 90 a redonné force et vigueur aux sentiments identitaires, et révélé l’absence de cohésion sociale, du moins la fragilité des sociétés (Akindès 2003 : 27 ; Otayek 1999 : 5-22). L’apparition du terme identité dans l’espace public indique que la prise en compte des différences constitue désormais un enjeu dans des contextes très variés (Cohen & Spensky 2009). Et l’on ne peut guère se voiler la face quant aux dangers que pourrait receler le désir de différence, notamment lorsque la différence est conçue politiquement et culturellement comme le lieu d’une spécificité insondable par nature (Mbembe 2020 : 52).
C’est qu’en réalité, l’identité s’est imposée depuis une vingtaine d’années dans nos manières de penser, d’agir et de sentir, tant à l’échelle de la société – identité culturelle – qu’à celle de l’individu – identité personnelle (Marchal 2006 : 7 ; Ruano-Borbalan 1998 : 3-6). Bien plus, en science politique notamment, l’identité est utilisée pour rendre compte, à la fois de constructions (Simo 2006 ; Avanza & Laferte 2005 : 134-152) collectives – les groupes de toute nature, nations, partis, églises par exemple, construisent « leur » identité – et individuelles (Duchesne & Scherrer 2003 : 1). Les deux nous intéressent dans le cas d’espèce, ce d’autant plus que l’une informe l’autre. L’identité renvoie notamment à la représentation de soi ou d’autrui marquée par le souci d’un ancrage dans la permanence ou la continuité (Braud 2006 : 706). Bien plus, l’identité suppose l’élimination, le refoulement même temporaire de ce qui peut diviser (Martin 1992 : 587). Elle est objectivement définie comme une place occupée dans un certain monde et ne peut être subjectivement appropriée qu’avec ce monde (Berger & Luckmann 1996 : 181). On constate dès lors, dans la plupart des États africains, une concurrence permanente entre identité nationale et infra-identités ethniques, régionales ou religieuses (Rossatanga-Rignault 2012 : 59). Raison pour laquelle Jean François Bayart (1986 : 8) peut être amené à dire que les identifications ethno-régionales représentent l’un des pivots de la conscience politique des Camerounais, en dépit de sa théorisation d’« une illusion identitaire » (Bayart 1996).
L’espace est quant à lui perçu à la fois comme un lieu qui fournit les conditions matérielles de la vie et de la reproduction de la communauté. Son appropriation exclusive peut être présentée comme la condition de cette vie et sa reproduction comme un lieu marqué par des formes de sociabilité particulières. Celles-ci conduisent à un sentiment de propriété fort aisément exprimable en termes identitaires et constituent un lieu où s’exerce le pouvoir (Denis-Constant 1992 : 588). L’espace politique, considéré comme cadre d’enjeux, notamment sociopolitiques, est, dans le cas d’espèce, envisagé de façon duale : rural d’une part et urbain d’autre part.
Dans cette perspective, les sujets urbains ou ruraux, se construisent à la fois comme ethniques et citoyens dans leur pays à partir de leur culture politique et des institutions locales dont ils se dotent pour s’opposer à l’État central (Biaya 1998 : 112). Et à l’instar de toutes les identifications culturelles, la conscience ethnique est contextuelle (Bayart 1986 : 8). De ces considérations, deux questions finissent par être légitimes. Premièrement, quelles tendances lourdes observe-t-on dans les comportements ayant cours dans l’espace politique camerounais ? Deuxièmement, l’espace urbain est-il spécifiquement un cadre de sanctuarisation absolue de la citoyenneté ? Répondre à ce questionnement se fera à la lumière de l’observation, de l’exploitation documentaire et des entretiens semi-directifs. Les données recueillies sur la base de ces opérations seront lues et expliquées à l’aune de l’interactionnisme stratégique et symbolique. L’interactionnisme stratégique permet d’envisager les relations réciproques entre acteurs rationnels car ces derniers mettent en œuvre des stratégies et cherchent à maximiser leurs intérêts (Crozier & Friedberg 1992 : 91-92 ; Mucchielli 2002 : 239 ; Goffman cité par Dobry 1992 : 177, 182). L’interactionnisme symbolique à son tour nous permet de prendre au sérieux, aussi bien la dimension concrète, qu’abstraite du sens que les acteurs donnent aux choses, à leurs attitudes, aux représentations, bref au monde symbolique ou au monde des représentations, des idées et du sens (Goffman 1973 : 23 ; Hermet, Badie & Braud 2001 : 143 ; Dobry 1992 : 23).
Les considérations précédentes conduisent non seulement à prendre acte de ce qu’il existe notamment des tendances lourdes qui caractérisent les comportements observés dans l’espace politique urbain et rural camerounais (1), mais aussi qu’en prenant spécifiquement le cas de l’espace urbain camerounais, l’examen de la question de savoir si cet espace est un cadre perméable à la sanctuarisation absolue de la citoyenneté, en regard des influences réciproques entre l’urbain et le rural, à quelques proportions que ce soient, s’impose (2).
1. Tendances lourdes des comportements ayant cours dans l’espace politique camerounais
Ces tendances sont étudiées sous le prisme, non seulement, du caractère ambigu ou dérisoire de l’idéologie pour quelques populations qui parfois accordent moins d’attention aux projets et programmes des candidats au profit de visées utilitaristes dans l’espace rural et urbain camerounais (1-1), mais aussi de la fécondité prononcée des comportements politiques paroissiaux et affinitaires dans l’espace rural camerounais pris spécifiquement (1-2).
1.1. Ambiguïté et caractère dérisoire de l’idéologie, des projets et programmes des candidats au profit de l’utilitarisme dans l’espace rural et urbain camerounais
Le village garde une place de choix dans la logique dite « traditionnelle » (Bopda 1997 : 7). À la lumière de cette considération, il apparaît qu’au village camerounais, l’idéologie peut être envisagée comme étant une catégorie dérisoire ou ambiguë chez quelques populations, au regard de plusieurs postulats. Le premier peut être lié à la complexité des attitudes qui se caractérisent généralement par des réflexes de solidarité mécanique. Le deuxième peut être envisagé d’un point de vue téléologique. C’est ainsi que l’on se demanderait à quoi sert l’idéologie ? Le troisième oppose idéologie et actions concrètes, qui peuvent se décomposer en biens matériels, espérés par les uns et offerts par d’autres, en aliments et boissons distribués ou promis. Les transactions que ces considérations évoquent s’inscrivent notamment dans ce qu’Achille Mbembe (1988 : 157) appelle « la politique par temps de disette ». Pour cet auteur, en effet, ce ne sont pas les attentes idéologiques ou purement politiques qui intéressent les adhérents politiques. Il s’agit d’abord des attentes matérielles, notamment l’attente du manger, qui gouverne les représentations. Ils nourrissent les rêves, déterminent les attitudes et les gestes, induisent des choix symboliques, et donnent lieu à la construction des idiomes politiques (Ibid. : 157).
L’idéologie se présente, en effet, comme étant ambiguë ou dérisoire car elle n’est point la chose du monde la mieux partagée ou considérée dans l’espace rural camerounais. Avant d’en dire plus, il importe de prendre au préalable acte d’un certain nombre de considérations : ce à quoi renvoie l’idéologie au plan théorique, ce qu’en pensent les acteurs politiques et les citoyens ordinaires. En effet :
« L’idéologie se définit comme une conception du monde et un programme politique. L’idéologie porte toujours en elle ces deux dimensions inséparables. D’abord, en tant que conception du monde, elle offre une manière de comprendre le monde en lui conférant un sens. Elle prétend apporter une explication de ce qui est, de ce qui s’offre à voir, et cela, en vue de mettre à jour sa signification. Ensuite, dans la mesure où elle est un programme politique, toute idéologie porte toujours déjà en elle un appel à agir sur le monde. L’idéologie engage toujours indéniablement à l’action, en conformité avec la conception du monde qui la sous-tend. Elle se prononce sur ce qui devrait être fait et sur ce qu’il faut faire. Comme telle, l’idéologie est toujours par définition ‘‘normative’’. Elle repose sur des jugements de valeur et des choix moraux » (Parenteau D. & Parenteau I. 2008 : 9).
À la suite de ce qui précède, relevons qu’une idéologie est par ailleurs un système global plus ou moins rigoureux de concepts, d’images, de mythes, de représentations qui, dans une société donnée, affirme une hiérarchie de valeurs et vise à modeler les comportements individuels et collectifs (Monière 1977 : 13). Comprendre le caractère dérisoire voire ambigu de l’idéologie dans le champ politique camerounais, et plus spécifiquement en milieu rural, commande de ne pas négliger de donner la parole, aux acteurs politiques, qui, bien que ne résidant pas forcément en campagne, entretiennent non seulement un rapport régulier avec elle, mais aussi un rapport fort avec la politique qui fait d’eux des professionnels de la politique. Dans cette optique, l’on entend en l’occurrence la recommandation suivante : « les partis politiques doivent jouer le rôle de formation des masses, afin d’avoir la conscience de légitimation claire de ceux qui gouvernent leur destin »[1]. Cette légitimation, selon qu’on s’inscrit dans l’école de Columbia[2], de Michigan[3], de Key[4] ou de Harvard[5], place au cœur du comportement électoral des agents et même des acteurs du champ politique considéré, l’interaction ; qu’elle soit stratégique ou symbolique. En interrogeant d’autres acteurs du champ politique camerounais, à propos de ce qui nous occupe ici, l’on peut entendre un propos tel que celui qui suit :
« Les partis politiques ne sont pas idéologiques au Cameroun. Pour ma part, il faut d’abord dire ce que c’est que faire de la politique. Cela suppose que l’on a des idées politiques et une conception claire et nette du dosage des mesures économiques, sociales, culturelles et autres, applicables pour satisfaire les besoins des populations. Et la vie politique devrait donc être faite de la confrontation des programmes en compétition. Malheureusement chez nous, faire la politique consiste à magouiller afin d’avoir une position de pouvoir et profiter des avantages qui y sont attachés sans le moindre souci de résoudre les problèmes des populations que l’on prétend représenter. Il faut réhabiliter la politique. Les intérêts ne doivent pas être sociologiques parce que le paysan de Mvomeka est confronté aux mêmes problèmes que celui de Manfé. Les intérêts auraient donc dû être corporatifs, malheureusement, on entend dire oui, c’est mon frère même s’il se trompe… »[6].
Ainsi, si pour Hubert Kamgang, l’idéologie est très peu prégnante dans le champ politique camerounais, d’autres voix s’ouvrent, tel qu’il apparaît dans ce propos :
« Je ne sais pas ce que les gens entendent par idéologie, je crois que lorsqu’un parti s’affirme comme étant socialiste, c’est déjà une option idéologique. Nous n’allons pas inventer le fil à couper le beurre. La formation des partis politiques ouvre à une autre forme de fédération sur la base des idées, des programmes et des ambitions politiques. Je crois plutôt que c’est le peuple dans son ensemble qui a besoin de se cultiver davantage en politique. Mais aussi les acteurs ont l’obligation d’être, dans leurs déclarations et leurs actions au quotidien, le reflet de leur chapelle idéologique. Je pense qu’à ce moment-là, le peuple y verra un peu plus clair. Mais il ne faut jamais perdre de vue que les réalités du terrain politique camerounais sont très différentes de celles d’un pays occidental donné. En fait, en Afrique de façon générale, le paysage politique pluraliste cherche encore ses repères théoriques et pratiques, sous l’angle éthique, politique, économique et culturel »[7].
« Sur la question de l’idéologie, il faut dire que le parti au pouvoir, qui est là depuis, n’a pas formé les gens sur l’idéologie. On a amené les gens à n’écouter que leur ventre, pourquoi les a-t-on d’abord affamés ? Le parti au pouvoir distribue de l’argent, or c’est là la corruption »[8].
Parler d’idéologie dans un champ sociopolitique revient aussi à demander aux citoyens ordinaires ce qu’ils en pensent. Dans cet ordre d’idées, l’on a pu entendre des propos tels que ceux qui suivent :
« L’activité politique souffre du manque d’idéologie. Des partis politiques au Cameroun, l’on en attend la formation politique. Et même, à l’idéologie, l’on a substitué l’appartenance ethnique et les réseaux »[9].
« Je trouve qu’on ne fait pas encore de la politique au Cameroun dans le sens où on la considère comme étant l’art de gérer la cité. On cherche surtout le prestige, à se positionner pour avoir des richesses et se construire une image légitime. Les politiciens cherchent à se servir de la politique pour leurs ventres. C’est quand ta personne est haut placée que tu as, ou espère avoir la bouffe. C’est pour cela qu’on vote pour les siens, pour une possibilité de nourriture, pour soi, sans tenir compte de ce qu’il pense, mieux de l’idéologie »[10].
Ces citoyens attendent aussi des routes, des infrastructures et autres réalisations concrètes. Et ces actions peuvent être l’œuvre de particuliers, dans une perspective utilitariste et éminemment politique ; ou de l’État, en termes de politiques publiques. Il n’est pas inutile d’observer que si l’idéologie et des choses matérielles, voire concrètes en l’occurrence alimentaires venaient à être présentées aux populations, pour qu’elles exercent un choix pour l’une à la place des autres, les secondes seraient, à coup sûr, privilégiées par rapport aux premières. L’on en veut pour preuve le constat d’Énoh Meyomesse, originaire de la région du Sud, homme politique et ancien candidat déclaré à l’élection présidentielle camerounaise de 2011, alors âgé d’une cinquantaine d’années et qui, en campagne électorale dans un village de sa région d’origine, faisait observer, au cours d’un entretien qu’il nous avait accordé en date du 21 juin 2010 à Yaoundé, qu’après le discours prononcé par lui pour les besoins de la cause, l’on n’hésita pas à lui demander « comment il est venu ? »
La question du comment cache ici celle de savoir « avec quoi » il était venu en fait. Ainsi, s’il convient de faire observer que le discours de campagne prononcé par ce dernier ne suffit pas à répondre à une telle question, il faut aller chercher des ressources explicatives à celle-ci dans le registre de ce que Jean-François Bayart (1989 : 281-315) appelle « la politique du ventre ». Des recherches menées sur le terrain (2010-2020), et plus précisément dans la région du Centre et du Sud du pays relèvent que le Sud du Cameroun n’a pas le monopole de ce type de comportements et de pratiques politiques, encore moins, dans une large mesure, une région particulière dudit pays. Ces recherches conduisent à faire en l’occurrence le constat de l’ambivalence « entre la route et la politique du ventre » chez les Mvelé par exemple, un sous-groupe ethnique beti de la région du Centre au Cameroun (Medou Ngoa 2016a : 129-132). Si la route peut être davantage proche de l’idéologie que la « viande », en tant qu’elle peut s’inscrire dans le programme d’action d’un acteur politique ou d’une institution, en l’occurrence étatique, l’idée de « viande » qui s’inscrit dans l’ordre de la « politique du ventre », telle que systématisée par Bayart (1989 : 281-315), est emblématique du caractère dérisoire, voire ambigu de l’idéologie au village camerounais. Au-delà de cet aspect purement matériel, instrumental ou alimentaire, l’idéologie prend aussi un coup, confrontée à la notoriété des acteurs politiques, mais là encore les intérêts des suiveurs sont les moteurs de l’action ou du choix pour tel politicien, plutôt que pour tel autre.
En effet, le domaine politique est profondément idéologique (Van Dijk 2006 : 82). Mais, la politique camerounaise est par contre très peu basée sur l’idéologie, sur les projets des candidats. Il s’agit bien d’une politique de rassemblement derrière quelqu’un en vue. Les élites rassemblent plus les électeurs à partir de leur nom qu’à partir de leur programme (Faverjon cité par Mouiche 2005 : 49-50 ; Daloz 1999 : 17). Bien plus, les échanges clientélaires, la personnalisation des rapports politiques, la faible part de l’idéologie dans les choix électoraux, apparaîtraient alors comme la manifestation d’une culture « traditionnelle », étrangère aux catégories de la politique « moderne », qu’il s’agisse de la rationalité bureaucratique de l’État ou de la citoyenneté civique (Briquet 2003 : 44).
1.2. Le caractère fécond des comportements politiques paroissiaux et affinitaires dans l’espace rural camerounais
Les comportements examinés dans le cas d’espèce relèvent de la culture politique paroissiale. En gros, Gabriel Almond et Sidney Verba (1989 : 16-20), traitent de la culture politique sous la forme d’un triptyque à savoir : la culture de sujétion marquée par une soumission des individus, dans des contextes autoritaires ; la culture de participation caractérisée, dans des contextes démocratiques, par l’implication manifeste et souhaitable des citoyens au pouvoir politique ; la culture paroissiale qui se distingue des autres par l’intérêt porté par les individus à des cadres restreints tels que le clan, la tribu, le village, la paroisse, l’ethnie et la région.
En regard de ce qui précède, l’on se rend souvent par exemple compte de ce que les résultats des élections en campagne, peuvent, en grande partie, être décryptés en prenant notamment au sérieux la culture paroissiale. Il y a en fait un inconscient collectif qui, d’une manière ou d’une autre, travaille et interroge les individus, informe leurs choix, à quelques proportions que ce soient. Comment comprendre les résultats qui, à défaut d’être à 100 % en faveur d’un candidat, dans certaines circonscriptions électorales, avoisinent ledit pourcentage, en dehors du reflexe paroissial ? Ce réflexe est comme scandé en chœur par les membres de la communauté après l’orientation politique de leur porte-parole, de leur guide, de leur chef traditionnel. Pour ce dernier cas, l’on a pu retenir des jeunes étudiants de l’Université de Yaoundé I ce qui suit :
« Le pouvoir politique a bien compris qu’il faut infiltrer les chefferies, et à ce moment, le pouvoir traditionnel tend à disparaître. Ainsi, quand les élections se préparent à l’Ouest par exemple, le chef de village tient un discours unanimiste, et le jeune qui voit en la figure de ce chef, celle du père, ne peut facilement avoir de point de vue contraire »[11].
Ce réflexe est le berceau des pensées et représentations qui font de l’identité biologique et ethno-communautaire, le fondement des comportements politiques d’un nombre non négligeable d’acteurs et d’agents du champ politique camerounais. C’est qu’en effet, le « lien de sang »[12] semble généralement prendre le dessus sur le caractère rationnel de l’électeur lorsqu’il s’agit de suffrages à exprimer, ou du candidat lorsqu’il s’agit de se construire un soutien pertinent en vue de quérir les voix des électeurs.
Il convient de préciser cependant que, dans l’espace rural camerounais, les comportements politiques ne sont pas à réifier ou à uniformiser, au sens où l’on pourrait s’attendre à ce que les populations se comportent, ou que l’on attendrait d’elles qu’elles agissent comme un seul homme. Si l’on en vient à l’envisager, l’on tomberait dans un piège qui se veut déterministe. En tenant compte de ces considérations, il pourrait se poser la question de savoir si la démocratie « universelle » est soluble dans le magma identitaire en fusion que constituent la plupart des pays africains ?
(Rossatanga-Rignault 2012 : 59). Pour un interviewé :
« Le partage du pouvoir est fait sur la base régionale et tribale. Une société n’a que les leaders qu’elle mérite, c’est la finalité de la politique qui définit le type de régime qu’on a. Pourquoi veut-on que les partis politiques ne soient pas comme ça, structurés sur une base tribale ou régionale ? Le RDPC[13] a la chance qu’il est un parti héritier de l’UNC[14] qui était un parti national. On n’a pas de sociétés qui sont prêtes à se battre pour les idées, mais pour des hommes, des strapontins. Un parti politique a ses racines dans la tribu, la région, quand les partis politiques vont être porteurs d’une vision et que la société elle-même sera prête, on aura des partis nationaux »[15].
Le potentiel de mobilisation de l’affirmation identitaire repose dès lors sur le renfort apporté par affectivité aux stratégies politiques (Denis-Constant 1992 : 586). Et au cœur des comportements politiques paroissiaux, il y a le village en tant que cadre originaire et originel de construction de réflexes et d’attitudes tournés vers l’identitaire, mieux, le communautaire. Le village est d’abord le lieu de la parenté, des liens de sang, de la famille, du clan, de la tribu, de l’ethnie envisageables comme groupes d’appartenance.
En fixant justement le curseur analytique sur le terrain politique, il apparaît que le village n’est certes pas le lieu d’individus sans rationalité propre car tout homme est rationnel, à quelques proportions que ce soient. Mais le village apparaît comme le lieu d’imposition, de négociation ou de proposition de choix politiques communautaires. Nous disons négociation ou proposition car comme le note, à juste titre, Mwayila Tsiyembe (1990 : 34), le peuple n’est pas un corps mou unidimensionnel. Chaque individu détermine son choix politique en fonction de ses aspirations religieuses, idéologiques, sociales, de son passé et de son avenir.
C’est pourquoi, si la famille à laquelle appartient un individu n’a pas pu le convaincre d’opter pour tels ou tels choix et/ou orientations politico-idéologiques, voire communautaires, le système politique traditionnel, auquel appartient ce dernier, est suffisamment équipé pour qu’il en soit ainsi. Le chef traditionnel à qui l’on doit, par principe, soumission et généralement révérence, est en l’occurrence envisagé comme l’acteur à suivre dans le positionnement politique attendu du village par les détenteurs du pouvoir de l’ordre politique étatique. Il peut alors arriver et il arrive souvent que le village en question soit favorable ou pas à tel ou tel candidat ou aux détenteurs du pouvoir politique. De telles considérations se rapprochent de l’assertion de Denis-Constant Martin (1992 : 586) selon laquelle « parmi les mécanismes de transformation des groupes en communautés, il faut en effet prendre en compte la dialectique des sentiments diffus et des énoncés dirigeants ».
En se demandant si l’électeur camerounais est conditionné – en termes de déterminants du comportement électoral – par des solidarités primaires, ou s’il est sous l’influence de sa communauté d’appartenance (Menthong 1998 : 41), l’on finit par dire que le rapport entre compétition électorale et rigidité artificielle mais efficace des identités ethniques n’est pas automatique (Sindjoun 1997 : 116). Par ailleurs, le sentiment d’appartenance à la même ethnie a souvent inhibé et continue d’inhiber nombre de Camerounais qui, naturellement, ont tendance à prendre fait et cause pour les leurs, même s’il s’agit de cas difficilement défendables (Njoh-Mouelle 2001 : 150). Cela tient au fait qu’en Afrique noire contemporaine, antérieur au fait étatique existe le fait ethnique. Paradoxalement, ce dernier trouve dans celui qui le précède un terrain privilégié de résurgence et d’expression. C’est à tort que l’on prétendait minimiser la vivacité importante de cette donnée sociologique (Mouiche 2000 : 47).
2. L’espace urbain camerounais comme cadre de sanctuarisation de la citoyenneté ?
S’interroger sur le fait de savoir si, dans l’espace urbain camerounais, la citoyenneté peut être sanctuarisée revient à ne pas passer de façon automatique l’identité paroissiale dans une cage de fer (2-1), même s’il importe de signaler que la participation politique trans-ethnique ne relève pas de l’ordre de l’imaginaire dans cet espace (2-2).
2.1. L’identité paroissiale dans l’espace urbain camerounais : une catégorie relativement insoluble
Les villes sont des lieux où se posent de profondes questions d’appartenance et d’identité. C’est à l’échelle de la ville que l’idée de communauté et de culture partagées devient particulièrement problématique comme base de la citoyenneté (Rogers 1998 : 228). En général, du fait de l’exigence de citadinité, l’espace urbain est un cadre qui travaille, à quelques proportions que ce soient, les identités primaires. Il s’agit d’un cadre d’homogénéisation culturelle en dépit des habitus communautaires qui font d’elle un espace sociologiquement hétérogène. Dès lors, « la citadinité n’annihile pas la ruralité, mais renforce plutôt une tendance à la préférence ethnique au détriment de pratiques citoyennes » (Akindès 2003 : 399). C’est ainsi qu’en Afrique subsaharienne, la ville reste sous l’emprise des particularismes communautaires (Abé 2005 : 2). Or, « L’urbanisation de cette partie du continent, en raison de la cohabitation, voire du croisement des différences culturelles qu’elle est supposée générer, devrait être un facteur favorable à la promotion d’une conception citoyenne induite par le partage de l’espace et le brassage culturel qu’il implique. Mais il semble qu’une tendance observée dans les années soixante-dix se poursuive (Akindès 2003 : 399).
La réalité des villes n’est-elle pas faite de différences, entre les quartiers, entre ceux qui les habitent, selon leurs origines : ceux du Nord et ceux du Sud ou de l’Est et de l’Ouest[16] ? (Massiah & Tribillon 1987 : 90). Ce d’autant plus que dans le milieu urbain où le caractère ethnique et territorial du pouvoir était supposé disparaître, celui-ci se recompose dans le quartier avec ses chefs ethniques. Au lieu de devenir le lieu d’intégration, la ville semble suivre le processus inverse de la fragmentation ethnique et religieuse (Mappa 1998 : 100). Cela est d’autant plus vrai que la ville camerounaise épouse, à quelques proportions que ce soient, ce schéma.
À la lumière de ce qui précède, l’on sait en l’occurrence que certains bastions de populations dites autochtones se signalent notamment par le biais de leur dénomination. À Yaoundé, capitale politique du Cameroun, par exemple, l’on a Mvog Ada, Mvog Mbi, Mvog Atangana Mballa, etc. Il convient de préciser que le mot Mvog renvoie au lignage, mieux aux descendants d’un tel. En dehors de l’idée de Mvog, il existe des quartiers où l’on retrouverait des autochtones, en nombre non négligeable, dans la même ville, en l’occurrence : Obili, Ekounou, Ngoa Ekélé, Nkol Bisson, Efoulan, etc. Yaoundé étant une ville sociologiquement composite où l’on retrouve des populations autochtones, des quartiers se distinguent à travers la population qui s’y trouve en majorité. À titre d’illustration, à la Brique, l’on retrouve majoritairement des populations du Cameroun septentrional, c’est-à-dire entre autres : les Peuls, les Haoussa, etc. À Obili, les populations des régions de l’Ouest, du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du pays se distinguent le plus.
L’occupation communautaire ou quasi communautaire de l’espace urbain peut être étudiée dans les autres grandes villes du pays. Tel est le cas, entre autres, de Douala, capitale économique du Cameroun, considérée comme étant la plus grande et la plus cosmopolite de ce pays, du fait des atouts qu’elle offre, aussi bien aux entreprises qu’aux particuliers et autres ouvriers ou manœuvres, etc. Dans ladite ville existe, en effet, des quartiers qui sont marqués du sceau des populations autochtones de par leur dénomination (Bonapriso, Bonateki, Bonadibong, Bonalembe, Bonamonti, Bonakoua, Bonabeko, Déïdo, Akwa, Ndogbong, Ndoghem, Ndogsimbi, Ndogpassi, etc.). Dans ce même ordre d’idées, l’on a des quartiers dominés par le préfixe Log (Logpom, Logbaba, Logbessou). Le non marquage langagier d’un quartier est la preuve de son investissement, par des populations allogènes, de façon non négligeable (Babylone, Lagos, Santa Barbara, Denver, Congo, Dakar, etc.). Il existe cependant des quartiers marqués du sceau de communautés non autochtones (Nkol Mbong, Nkololoun, Mbam Ewondo, etc.). Douala, capitale économique, attire dès lors des populations venues de différentes communautés du pays ou étrangères[17], mais toujours est-il que la population bamiléké domine, depuis toujours, cette catégorie d’habitants de la ville. C’est ainsi que l’on retrouve les Bamiléké, en grand nombre, à Bepanda, Village, etc.
L’une des particularités notables de cette communauté, dans la ville de Douala, comme ailleurs, est le fait d’avoir des foyers culturels ; preuve d’une organisation communautaire et culturelle qui préfigure une non-désorganisation sur le plan des enjeux divers, socioéconomiques, culturels, voire sociopolitiques. Ce qui peut, dans une large mesure, se traduire ou non en adhésion ou en militantisme au sein de tel parti et pas dans tel autre. La forte présence bamiléké dans cette ville et l’occupation des têtes des exécutifs municipaux par des membres de cette communauté, mieux que d’autres, depuis la restauration du multipartisme, est un indicateur de la compréhension des enjeux politiques et communautaires. Ce qui contribue souvent à réveiller ou à structurer, d’une manière ou d’une autre, la conscience politique et communautaire des Duala, autochtones de ladite ville. C’est la preuve que chaque ethnie a une conscience politique manifeste ou mise en latence. Autrement dit, « chaque ethnie aspire à la conquête du pouvoir d’État qui, loin de représenter une idée de centralité et d’unité, est le lieu où se jouent les fragmentations ethniques, religieuses et territoriales » (Mappa 1998 : 101).
L’on ne saurait dès lors dire péremptoirement que l’identité paroissiale est insoluble, de façon absolue, dans l’espace urbain camerounais. Ce qui nous intéresse ici c’est surtout la part congrue de celle-ci dans cet espace. En effet, l’identité paroissiale opère sans tenir compte du lieu. Ainsi envisagé, l’espace urbain n’est pas un lieu de désacralisation identitaire à connotation paroissiale. L’on se serait souvent attendu à son lessivage par la dynamique de la mobilité ou de la migration, mieux, par l’établissement de l’individu en milieu urbain. Mais l’établissement en milieu urbain ne veut pas dire évaporation de l’habitus communautaire, même si le cadre de vie, ou l’environnement a de fortes chances, dans de nombreux cas, d’influer sur l’ensemble des manières d’être, de penser et de faire de l’individu en question. Au contraire, l’on peut observer une obsession de cet habitus lorsqu’on s’éloigne de son milieu d’origine, notamment de son village.
L’habitus communautaire peut être latent ou manifeste. Il est latent à la fois dans une optique cognitive mais contenue. Il l’est aussi dans ses points de vue non exprimés, donc dans la pensée que l’on garde pour soi dans l’espace public ou politique. Il est manifeste dans l’expression de tout ce qui précède, y compris les gestes, les pratiques, attitudes adoptées, etc., dans le même champ. L’habitus communautaire s’exprime structurellement et politiquement en milieu urbain à travers la reproduction des parts de village en ville. Dans cet ordre d’idées, la ville de Douala semble être le plus grand exemple en la matière. Des foyers culturels de ce que les autochtones appellent les allogènes semblent y avoir trouvé un terrain favorable et fertile. Il y a, par leur existence, un raccourcissement du chemin – imaginaire – qui conduit au village, même si lesdits foyers ne font pas ombrage à ceux des terroirs où on doit y retourner de temps en temps, pour des raisons et besoins divers.
Les identités paroissiales ont donc, d’une manière ou d’une autre, la vie dure dans l’espace urbain camerounais. C’est qu’en effet, cet espace n’est pas toujours un cadre contraignant de leur dilution. Encore faudrait-il se poser la question de savoir si tel est son objectif ? N’ayant pas la prétention ici d’en répondre, il convient plutôt de noter que le regard sociologique posé sur les modes d’habiter en ville est révélateur de la résilience de l’identité paroissiale dans cet espace où l’on voit s’objectiver des quartiers regroupant davantage des populations en fonction de leurs identités primaires, qu’en raison d’un pur hasard. Si l’observation de la constitution de sortes de « villages miniatures » en milieu urbain trouve son explication dans l’ordre de la solidarité mécanique, c’est qu’en effet, le migrant a conscience du rôle des attaches communautaires, et/ou paroissiales, même loin du terroir.
Les grandes métropoles sont la preuve que l’identité, du moins paroissiale, nous suit, informe les représentations, les conduites et les pratiques. Le fondement de cet état de fait devant être cherché dans l’habitus communautaire des agents, qui s’objective autant dans les « associations de ressortissants de », des tontines, etc., que dans le domaine de l’ethnicité en général.
2.2. De la participation politique trans-ethnique dans l’espace urbain camerounais
La ville organise la concentration d’hommes culturellement et ethniquement différents sur un espace limité (Bopda 1997 : 11). En effet, la multiplication des déplacements et la rapidité des communications ont des effets incontestables sur les sentiments identitaires (Claval 1997 : 9). Ainsi, restreindre les différenciations sociales aux clivages ethniques est évidemment absurde et éminemment suspect (Massiah & Tribillon 1988 : 93). Dans cet ordre d’idées, deux catégories sociologiques peuvent être considérées comme pertinentes, parmi d’autres, lorsqu’il s’agit de penser la participation politique sous le prisme trans-ethnique, en milieu urbain notamment. Il s’agit des jeunes hommes et des femmes. Ce qui fait leur spécificité, d’un point de vue identitaire, est qu’ils sont nombreux à devoir se battre davantage pour exister de façon légitime sur le plan socio-politique. Car en effet, même si tous les hommes ne sont pas logés à la même enseigne, dans le champ politique, les femmes et les jeunes hommes sont, la plupart du temps, inscrits, symboliquement voire de façon manifeste, dans les « marges de la société »[18]. La précédente hypothèse est à envisager sous l’angle générationnel pour les jeunes, et structuro-fonctionnel pour les femmes. Les beaux rôles étant joués par les hommes, bien qu’inégalement aussi.
Ce qui est en jeu, dans le cas d’espèce, c’est de voir et de dire quel est le sens du rapport qu’entretiennent ces catégories (femmes et jeunes) dans l’espace urbain camerounais, sous le prisme citoyen, mieux, de la participation politique. En effet, en termes de participation politique notamment, l’on observe que si les femmes des villes camerounaises participent aux affaires politiques et publiques du pays dans des cadres partisans (OFRDPC[19]) et associatifs (ACAFEJ[20]), etc., les jeunes n’en sont pas exclus (OJRDPC[21], CNJC[22]), etc.
Une différence existe cependant lorsque l’on observe, d’un point de vue générationnel, ceux qui participent aux mobilisations tant conventionnelles que non conventionnelles. Généralement, en milieu urbain, l’on observe dans ces matières, ou plus spécifiquement au sujet de la participation politique non conventionnelle, qu’il s’agit, en grand nombre, des jeunes hommes, instrumentalisés ou non. Il en a été ainsi, tant lors des villes mortes au Cameroun dans les années 1990 que lors des émeutes de février 2008, voire lors des mouvements sociaux dans le territoire camerounais d’expression anglaise, dès la fin de l’année 2016, etc.
Ces observations peuvent se comprendre si l’on prend au sérieux la division du travail social, au sens durkheimien[23] du terme, ou même socio-sexuelle et politique des rôles où le masculin domine le féminin, dans une perspective bourdieusienne[24]. Cette idée de domination est elle-même culturellement inscrite dans la conscience collective et individuelle des populations, au point où les lignes de front et les pratiques de lutte matérielles et symboliques (mouvements sociaux) sont des cadres où il serait surprenant que l’on compte davantage de femmes que d’hommes, en dehors des problèmes qui les concernent très spécifiquement.
L’on peut aller au-delà d’une lecture duale, telle que précédemment envisagée, pour rendre compte de ce que des catégories sociologiques peuvent être considérées comme pertinentes, parmi d’autres, lorsqu’il s’agit de penser la participation politique sous le prisme trans-ethnique, en milieu urbain. Dans cet ordre d’idées, ce qui fait sens, pour comprendre et expliquer l’implication des populations aux affaires de leur milieu, c’est le fait de partager un espace commun. Les conseils citoyens (CCC : Conseil Citoyen Camerounais) et les fora de quartier, aussi rares soient-ils, permettent de l’illustrer.
Par ailleurs, la question du rapport entre espace urbain et problématique de la participation politique trans-ethnique (Medou Ngoa 2019 : 171-175) conduit, au Cameroun également, à ne pas balayer d’un revers de la main le fait selon lequel :
« Devant le gouffre qui se creuse entre leurs besoins, leurs aspirations et la dureté grandissante de leurs conditions d’existence, aggravés par la crise économique, par la faillite de l’État et par les dégâts de la mondialisation, les citadins s’organisent à travers associations et réseaux, inventent leurs propres emplois et prennent leurs distances avec la communauté d’origine, en même temps qu’ils apprennent à s’engager en politique » (Leimdorfer & Marie 2003).
Conclusion
Les comportements politiques, de type paroissial, ne sont pas des catégories figées à l’aune des espaces géographiques où ils se donnent à voir. Certes, les structures sociales pèsent sur les individus, mais ces derniers ne sont pas à envisager dans une perspective rigide, de sorte à les considérer comme des êtres automatisés par l’habitus communautaire et la solidarité mécanique.
La restauration du multipartisme, en 1990 au Cameroun, a permis que l’on assiste à l’effervescence de l’identité, au sens du repli. En clair, le repli identitaire reste prégnant autant en ville qu’en campagne. Il prend ici et là – tout simplement – des formes variées. Lesdites formes sont tantôt manifestes, tantôt latentes ou voilées. Toujours est-il que la démocratisation dans ce pays a aussi permis d’assister à la montée en régime d’acteurs rationnels, généralement soucieux de maximiser leur profit, en dépit de leurs assises communautaires ou paroissiales.
Depuis lors, l’on observe que l’idéologie consubstantielle à la politique – moderne – est tantôt dérisoire, tantôt ambigüe chez certains Camerounais au profit de l’utilitarisme dans l’espace rural et urbain camerounais, sans oublier la fécondité, quoique non absolue, des comportements politiques paroissiaux et affinitaires dans l’espace rural camerounais. S’il est dès lors constant, ici comme ailleurs, que la citoyenneté, au sens large du terme, « n’est pas totalement acquise et reste par conséquent un idéal à poursuivre et à concrétiser » (Azzedine 2005 : 93), il devient alors difficile de « croire » à sa sanctuarisation dans l’espace urbain camerounais car à l’observation, l’identité paroissiale dans ce contexte est envisagée comme une catégorie relativement insoluble.
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Auteur
Fred Jérémie MEDOU NGOA
Enseignant-chercheur
Faculté des Sciences Juridiques et Politiques
Université de Douala (Cameroun)
Courriel : medjermi@yahoo.fr
© Édition électronique
URL – Revue Espaces Africains : https://espacesafricains.org/
Courriel – Revue Espaces Africains : revue@espacesafricains.org
ISSN : 2957-9279
Courriel – Groupe de recherche PoSTer : poster_ujlog@espaces.africians.org
URL – Groupe PoSTer : https://espacesafricains.org/poster/
© Éditeur
– Groupe de recherche Populations, Sociétés et Territoires (PoSTer) de l’UJLoG
– Université Jean Lorougnon Guédé (UJLoG) – Daloa (Côte d’Ivoire)
© Référence électronique
Fred Jérémie MEDOU NGOA, « Identités et ‘‘citoyenneté’’ dans l’espace politique camerounais », Revue Espaces Africains (En ligne), 2 | 2022 (Varia), Vol. 3, ISSN : 2957- 9279, mis en ligne, le 30 décembre 2022.