Espaces Africains

Revue Espaces Africains - Groupe de recherche pluridisciplinaire et international « Populations, Sociétés & Territoires » (PoSTer)

 


La vénération des crânes à l’Ouest du Cameroun : une anthropologie documentaire ?

The veneration of skulls in West Cameroon : a documentary anthropology ?

Jacques Albert MONTY

Résumé

Cet article décrit et analyse l’ensemble des pratiques relatives aux rites des crânes à l’ouest du Cameroun, et en identifie de probables similitudes sinon, ressemblances avec celles visibles et observables en information documentaire. C’est au sein du groupe ethnique bamiléké, dans l’aire culturelle des grassfield à l’ouest du Cameroun que nous avons mené cette étude. Quelle définition pourrait correspondre le mieux au concept de crâne pour y déceler un sens informationnel? Il est donc question de donner du contenu à cette notion sous un prisme documentaire avant d’en aborder les analyses et les perceptions. Dans un second temps, il s’agit de manière concrète de ressortir la chaîne des opérations séquentielles qui accompagne la collecte, le traitement, la conservation et la communication autour des rites des crânes. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur l’interactionnisme symbolique. Ce positionnement est enrichi par quelques théories, approches et processus. Nous avons pris ainsi pour base d’analyse la théorie des trois âges ou des valeurs, les approches sur la micro-évaluation, celle sur la qualité dans l’attribution des valeurs et les processus visibles et observables dans la vénération des crânes.

Mots-clés : Crâne, rites, religion traditionnelle, patrimoine culturel, Ouest Cameroun.

Abstract

This article describes and analyzes all the practices relating to skull rites in western Cameroon, and identifies probable similarities, if not resemblances with those visible and observable in documentary information. It is within the Bamileke ethnic group, in the grassfield cultural area in western Cameroon that we conducted this study. What definition could best correspond to the concept of skull to detect an informational meaning? It is therefore a question of giving content to this notion under a documentary prism before addressing its analyzes and perceptions. Secondly, it is a matter of concretely highlighting the chain of sequential operations that accompanies the collection, processing, conservation and communication around the rites of the skulls. To achieve this, we will take as crutches symbolic interactionism. This positioning is enriched by a few theories, approaches and processes. We will thus take as a basis for analysis the theory of the three ages or values, the approaches on micro-evaluation, that on quality in the attribution of values and the visible and observable processes in the veneration of skulls.

Keywords: Skull, rites, traditional religion, cultural heritage, West Cameroon

Introduction

La structure religieuse traditionnelle des Bamiléké est centrée sur la vénération des reliques des ancêtres (Dumas-Champion 1989 : 155). Pour être « ancestralisé » – c’est-à-dire vénéré comme ancêtre -, il faut remplir un certain nombre de conditions : être mort de bonne mort (les morts par noyade, suicide, etc. sont exclus) ; être marié et avoir laissé une progéniture ; avoir fait montre d’une grande intégrité morale de son vivant ; avoir fait l’objet des cérémonies festives d’« ancestralisation », etc. Après l’enterrement et le deuil, on attend quelques années avant d’organiser une cérémonie d’exhumation du crâne afin de le ramener dans le sanctuaire familial  où on peut trouver les crânes des autres ancêtres qui ont précédé le défunt. C’est ce lieu de crâne qui est le site des sacrifices et des actes de vénération (Kuipo 2015 :101). C’est le lieu sacré par excellence de la concession familiale où les descendants des défunts « ancestralisés » viennent faire des offrandes. Cependant, les ancêtres ne sont pas des divinités, mais des intermédiaires entre Dieu et les hommes. Dans ce système, on ne s’adresse pas directement à Dieu, mais aux ancêtres.

Il s’agit, pour le descendant du défunt « ancestralisé » d’offrir des sacrifices sur le lieu sacré où le crâne exhumé est entreposé. Plusieurs raisons peuvent ainsi conduire à une telle pratique. Soit, elle est exécutée pour demander une faveur (protection, santé, travail, réussite, etc.) pour soi ou pour un membre de sa famille ; soit, elle peut être aussi exécutée pour les remercier pour une faveur obtenue. C’est souvent le successeur du défunt « ancestralisé » qui conduit le sacrifice qui consiste à asperger le lieu d’huile de palme, de sel, ou de sang d’animaux (poulet, chèvre, etc.). En général, on y a recours quand on a le sentiment qu’on court un danger ou que rien de marche pour soi et les siens. La terre du lieu où est entreposé le crâne de l’ancêtre est aussi sacré et on peut en emporter pour en frotter ou marquer le front de ses enfants en disant des bénédictions. Il traduit en quelque sorte « la communion des saints » qui inclut les défunts.

Dans sa diversité linguistique et multiculturelle, le Cameroun, pays d’Afrique Centrale situé au sud du Sahara et considéré comme une Afrique en miniature (Tchawa 2012 : 328), est constitué de plus de deux cent cinquante (250) ethnies. Ce pluralisme culturel est construit autour de quatre aires culturelles à savoir :

– l’aire culturelle Fang Béti composée des régions du Centre, du Sud et de l’Est. Elle est peuplée par les bulus, éton, éwondo, manguissa, maka, baka et notamment les bafia ;

– l’aire culturelle Soudano Sahélien. Elle représente l’ensemble qui couvre les régions du septentrion à savoir : celle du Nord, de l’Adamaoua et de l’Extrême-Nord;

– l’aire culturelle Sawa avec pour composante, les régions du Littoral, du Sud-Ouest et partiellement, d’une partie de la région du Sud;

– l’aire culturelle Grassfield qui couvre géographiquement les régions du Nord-Ouest et de l’Ouest. Elle est constituée des peuples tels que les bansoh, les bamoun et les bamiléké (Toukam 2016 : 15).

Une réflexion inscrite dans l’ordre ou à la lisière du mystico-religieux semble d’entrée de jeu complexe, car les interactions, les interrelations et les chevauchements sont dynamiques. L’étroitesse des liens entre les membres des aires culturelles, de communautés est encore perceptible lorsqu’elle vient à toucher le monde des vivants et celui des morts, le visible et l’invisible, l’abstrait et le concret. C’est aussi l’idée qui émerge du poème de Birago Diop intitulé Souffles, présenté dans le recueil de poèmes de Mabanckou (Mabanckou 2010 :49), dans lequel l’auteur déclare que « (…) Les Morts ne sont pas sous la Terre: ils sont dans le Feu qui s’éteint, ils sont dans les Herbes qui pleurent, ils sont dans le Rocher qui geint, ils sont dans la Forêt, ils sont la Demeure, les Morts ne sont pas morts (…)». Cette pensée est une transposition de l’agir culturel qui peut être appréhendé à travers certains us et coutumes ou modes de vie traditionnels observés dans les différentes aires culturelles du Cameroun, du nord au sud, de l’est à l’ouest. Cette dernière zone géographique est justement celle à partir de laquelle nous avons choisi de mener la réflexion sur la vénération des crânes. Il s’agit d’un patrimoine, d’un ensemble de pratiques, d’éléments traditionnels et culturels mis en exergue par une famille ou les membres d’une communauté sur le crâne de l’un des membres de celle-ci. Par son caractère sacré et/ou aussi symbolique, l’organisation traditionnelle des cérémonies rituelles touchant au crâne est considérée comme un élément culturel à pratiquer, partager et conserver à l’ouest Cameroun. Cette contextualisation culturelle peut être considérée comme « l’ensemble des traits distincts, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeur, les traditions et les croyances.» (UNESCO 1982 : 1)

Deux raisons peuvent justifier le choix de ce sujet. La première est la nouveauté de l’objet de recherche et le regard y porté par une discipline autre que la sociologie et l’anthropologie par exemple. Cet objet est ainsi assimilé à un phénomène scientifique et interdisciplinaire. En effet, il semble nouveau de donner au crâne un sens informationnel et/ou communicationnel à travers le prisme de l’information documentaire, alors que la plupart des travaux y afférents ont une vocation anthropologique et sociologique. La seconde raison est contextuelle, car des travaux de recherche en information documentaire sont orientés sur la « macro archives » (institutions, types d’archives) et moins sur la « micro archives » (Coutaz 2011 : 46). La quasi-totalité des recherches en information documentaire est focalisée sur les archives papier ou numérique ; orales ou audiovisuelles. Cette réalité peut masquer de fortes disparités dans les analyses. C’est la raison et l’intérêt d’avoir choisi le crâne dans le cas présent. La réflexion portée sur cet objet tourne autour des questions suivantes :

– Le crâne peut-il se comprendre dans une construction d’un cycle de vie comme le document ?

– Peut-on identifier des pratiques documentaires dans la vénération des crânes à l’ouest Cameroun ?

– Quelle chaîne des opérations documentaires peut-on identifier dans la gestion issue de la vénération des crânes ?

– Quelles peuvent être les valeurs issues de la pratique rituelle autour des crânes ?

Pour répondre à ces questions, notre travail est organisé autour de deux parties :

– Une première partie consacrée au contexte de construction d’une « anthropologie documentaire » du crâne. Elle s’arrête sur le cycle de vie d’un crâne, mais aussi sur certaines dimensions sociales y afférentes ;

– La deuxième partie quant à elle, est relative à la chaîne des opérations documentaires issues de la vénération des crânes. Elle comprend la description des étapes et les perceptions sociales.

Avant d’y parvenir, cet article est introduit par des éléments méthodologiques d’étude du crâne. Il s’agit du contexte de manifestation de la vénération des crânes, ainsi que de la méthodologie qui le conduit.

1. Méthodologie

La méthodologie mobilisée dans le cadre de cette étude consacrée à la vénération des crânes à l’ouest du Cameroun est la méthode ethnographique. Elle a l’avantage d’être une méthodologie qualitative permettant de réaliser une étude descriptive et analytique des traditions, us, coutumes et mœurs des populations déterminées. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi comme groupe d’étude, les Bamilikés, groupe ethnique majoritaire de l’aire culturelle grassfield à l’ouest du Cameroun.

Les analyses et les résultats obtenus sont issus d’une observation participante dans quelques familles de ce groupe ethnique, lors de plusieurs cérémonies de funérailles ou vénérations des crânes. Cette démarche nous a donné l’opportunité de collecter des informations à travers des entretiens avec les membres et responsables de communautés de ladite ethnie[1], d’être parfois témoin des conversations de certains, mais également, de vivre des moments de pratique de vénération des crânes[2]. Durant trois années consécutives, de 2019 à 2021, nous avons effectué des descentes au sein de certaines communautés (celles citées ci-dessus), aux fins d’apprécier de près cette pratique.

Cette étude prend ainsi appui sur deux composantes: la première est la cellule familiale, alors que la seconde touche le groupe ethnique. Que ce soit au niveau de la famille ou de celui du clan; il s’agit de mettre l’individu au cœur des pratiques de vénération des crânes et d’apprécier la chaîne des opérations (activités) séquentielles qui accompagnent la collecte, le traitement, la conservation et la communication autour d’un crâne. Au-delà ; cette démarche descriptive permet aussi d’apprécier les valeurs informationnelles qui construisent cette pratique.

2. Résultats

Les résultats que nous présentons prennent en compte, le contexte de mise en scène et de construction de la vénération des crânes, mais aussi les différentes perceptions qui émergent de cette pratique.

2.1. Contexte de construction de la vénération des crânes à l’Ouest Cameroun

Le peuple Bamiléké comme tous ceux qui constituent l’aire culturelle Grassfield (Bamoun, Bansoh) est un groupe ethnique dont les rites (mariage, veuvage, danse, intronisation de monarque, funérailles vénération de crânes) se pratiquent, se partagent, se conservent et se transmettent de génération en génération. Pour ce qui est de la vénération des crânes, les origines du peuple Bamiléké se situent dans l’Égypte pharaonique, et présentent cet élément culturel comme une technique de conservation des restes des parents décédés semblables à la momification (Caveing 1969 : 111). Il s’agit d’une tradition égyptienne qui s’est adaptée au peuple bamiléké dans un contexte de guerre et d’exode.

La vénération des crânes perçue dans la culture bamiléké comme une tradition s’inscrit dans l’ordre du sacré ou de loi (Kuipo 2015 : 93) à travers les pratiques, les croyances et les usages y afférents. Un autre auteur situe la culture bamiléké comme « un ensemble des acquisitions que les générations successives ont accumulées depuis l’aube des temps, dans les domaines de l’esprit et de la vie pratique. Elle est la somme de la sagesse détenue par une société à un moment donné de son existence. La tradition [chez les Bamiléké, en l’occurrence] est un moyen de communication entre deux mondes, englobant la prière, les offrandes, les sacrifices, les mythes » (Zahan 1980 : 80).

Cette réflexion permet de ressortir notamment la rencontre entre les savoirs (sagesse détenue par une société), la tradition  et la communication. Des concepts riches dont le trait d’union dans cet article repose sur l’identification, la description et l’analyse d’une pratique autour d’un objet commun (le crâne). C’est ce dernier qui est au centre et au cœur de cette recherche ; bien que les rites qui le représentent paraissent répétitifs. Il s’agit de représenter à travers la vénération des crânes et les rites y afférents, la communication entre deux mondes distincts. Les actions et les pratiques et les opérations observables et observées à travers lesdits rites peuvent traduire dans ce contexte, la production des savoirs spécifiques. C’est à travers l’identification et la description de ces pratiques et de ces opérations que le sens de la vénération des crânes est perceptible et appréciable. Par ailleurs, la vénération des crânes peut aussi trouver son explication à partir de deux principaux éléments : le groupe social Bamiléké, et le bamiléké pris de manière singulière dans une famille. Le crâne trouverait ainsi une place au sein d’une famille, elle-même au sein d’un clan rattaché à une ethnie, ce qui est la représentation parfaite d’un arbre généalogique et qui pourrait être assimilé à une pièce, un dossier, une série, sous série, sous fonds et fonds étudié en information documentaire.

2.2. Étude de la vénération des crânes sous le prisme de leur cycle de vie

En prenant appui sur l’exemple du cycle de vie des documents (archives courantes, archives intermédiaires et archives définitives) (Coutaz 2011 : 44), nous avons identifié et décrit trois séquences relatives à la vénération des crânes à l’ouest Cameroun. Elles sont les suivantes :

– la période pré mortelle ;
– celle de l’annonce de la mort à l’enterrement ;
– et enfin, celle de l’exhumation à la conservation dans la case des crânes.

2.2.1. La période pré mortelle

Elle est considérée comme la phase active d’un être humain ou d’un membre d’une famille. Elle concerne la période allant de la naissance à la mort. Les qualités intellectuelles, psychologiques, familiales et notamment sociales font partie des critères d’appréciation dans la sélection du crâne à vénérer une fois la personne morte, mais aussi pendant sa vie. La qualité de vie de chaque membre d’une famille bamiléké semble ainsi être l’un des critères de sélection ou d’élimination d’un crâne. Ace critère intangible, il faut associer des critères plus tangibles dans le tri fait sur le choix des crânes. À ce titre, le choix est porté sur la nature de la mort, le rang social et notamment l’âge du défunt. Toutefois, les derniers moments sont primordiaux dans cette opération.

La phase pré mortelle peut ainsi être considérée comme celle pendant laquelle commence la préparation vers l’ancestralité. C’est le moment où la nature de la mort permet de déterminer le choix porté sur l’élimination ou la sélection du crâne à vénérer. Dans le jargon traditionnel de l’ouest du Cameroun, on parle soit d’une « bonne mort » ; soit d’une « mauvaise mort ». Cette dernière est celle qui survient par accident quelconque (assassinat, accident, noyade, pendaison…) ou encore, par le rejet d’une personne d’une famille ou d’une communauté. La « bonne mort » quant à elle, est celle qui a permis au défunt de son vivant, soit de marquer positivement la vie de sa famille par des actes appréciables, soit de désigner son successeur avant sa mort. Ces dernières volontés seront ainsi respectées sans faille et exécutées par sa famille ou les membres de sa communauté.

2.2.2. De l’annonce de la mort à l’enterrement

À ce stade, il y a extinction de la phase active du crâne, car la mort introduit dans la phase semi-active de la vénération des crânes. C’est une période intermédiaire, indéterminée, car non seulement elle est fonction du statut du défunt ; mais aussi parce qu’il n’existe pas de dates précises ou fixes déterminant la période qui va de la mort à l’exhumation du crâne. Ainsi, pour la mort du Chef d’une communauté ou de l’un de ses notables, la période est relativement courte sinon, elle est généralement concomitante au décès. Pour cette catégorie de personne, le corps est en principe enseveli sans sa partie supérieure. Dans les autres cas (pour le bamiléké ordinaire), les périodes oscillent entre cinq (05) et dix (10) ans, sinon plus avec une particularité importante à relever, dans certaines situations, c’est le défunt qui exprime (généralement à travers un songe d’un membre de la famille) la nécessité de l’exhumer.

La phase semi-active de la vénération des crânes est dès lors considérée comme la période qui intervient après la mort et l’enterrement d’un bamiléké. Elle s’achève avec l’exhumation du crâne. Sa durée est incertaine et variable, mais généralement, elle est fonction du statut d’un défunt. Elle se situe ainsi soit à la suite du décès ou alors, quelques années plus tard. La fin de cette phase est marquée par des funérailles, et le début d’un ensemble de rites qui vont de l’exhumation à la conservation du crâne dans une case dédiée à cet effet.

2.2.3. De l’exhumation à la conservation dans la case des crânes

C’est la période qui ouvre la préparation de la conservation du crâne et l’entrée dans la phase définitive. Plusieurs années peuvent ainsi séparer le moment de l’enterrement de celui de l’exhumation (collecte) du crâne. Toutefois, afin de faciliter cette pratique, et pour le bamiléké ordinaire (dépourvu d’attributs de noblesse), elle est au moins fixée à une année après la mort. Cette durée permet l’exhumation sans difficulté d’un crâne. Dans la pratique, c’est au successeur que revient l’annonce de la date de l’exhumation après avoir reçu les signaux[3] par le défunt. Bien qu’étant une cérémonie traditionnelle, cette étape représente l’ensemble des opérations de prise en charge de la gestion du crâne dans sa phase définitive. La conservation permet de penser que« le corps représenté par le crâne est indissociable de tout. Il contient, encore et toujours, une part spirituelle de la défunte. Celle-ci pouvant devenir agressive ou dangereux pour les vivants » (Tamoufe Simo 2007 : 157). Il apparaît dans cet éclairage que la vénération des crânes n’est pas uniquement source de manifestations positives, elle pourrait au cas contraire, s’avérer dangereuse ou porteuse de malédictions si les rites y afférents venaient à ne pas être exécutés. Néanmoins, ces rites peuvent être porteurs de plusieurs dimensions par rapport aux fonctions qui y émergent.

2.3. Les dimensions sociales identifiables dans la vénération des crânes à l’Ouest Cameroun

Le crâne à l’ouest Cameroun reste un symbole palpable de la tradition du peuple bamiléké. Il symbolise la connexion, le contact ou la communication entre le monde des vivants et celui des morts. Cette rencontre entre des milieux différents est source de production de plusieurs dimensions sociales parmi lesquelles : la dimension anthropologique, la dimension sociale et la dimension intellectuelle et même la dimension mémorielle.

2.3.1. Dimension anthropologique

À l’observation, la dimension matérielle du crâne est constituée par sa forme, mais aussi, d’un ensemble de signes et codes permettant d’identifier l’âge et le sexe du défunt. Ces éléments peuvent aussi servir à l’analyse des causes de la mort. De par sa matérialité, le crâne demeure la seule partie visible du corps humain conservé hors du sépulcre. Il représente ainsi l’objet principal à travers lequel les vivants gardent un lien avec certains de leurs ancêtres. D’ailleurs, à ce titre, il peut être considéré comme un objet de médiation. Ainsi, la réflexion que nous portons sur la vénération des crânes à l’ouest amène à se poser des questions sur sa matérialité, et à prendre aussi le crâne comme objet au centre de notre recherche. La contextualisation du crâne à travers les rites qui y sont pratiqués peut être perçue comme multidisciplinaire. Généralement, les travaux qui s’y intéressent sont d’ordre anthropologique d’où la motivation de mise en forme de cette dimension première basée sur l’étude des crânes comme éléments de culture et mode de vie dans la société bamiliké. Dans sa représentation tridimensionnelle du document, l’auteur présente cette dimension comme celle qui a un caractère qui renvoie à la forme et au signe, mais aussi à sa faculté de visibilité et de perception (Monty 2019:28). Le crâne pourrait remplir ces conditions à la seule différence qu’il a une autre dimension immatérielle à adjoindre à son support.

2.3.2. Dimension intellectuelle

Elle est la plus mise en exergue dans le cadre de cette réflexion. C’est à travers notre objet de recherche que cette dimension prend sens. En mettant le crâne au cœur de l’activité d’une famille ou d’une communauté, nous voulons apprécier sa signification, sa symbolique à partir d’une réflexion sur les pratiques quotidiennes qui en découlent. C’est à partir de ces derniers que semblent s’articuler les formes d’appropriations, de production, de réception et de perceptions de la vénération des crânes à l’ouest Cameroun. Ces pratiques ainsi que les rites qui y sont pratiqués, permettent de donner une signification à la vénération. Toutefois, cette dernière expose le crâne comme un objet carrefour, interdisciplinaire, un objet mélanges dont la compréhension va au-delà d’un seul domaine. Il peut ainsi être appréhendé par plusieurs domaines et disciplines et en avoir du sens. C’est l’ensemble de ces sens qui est exprimé dans la présente réflexion en mettant principalement côte à côte l’anthropologie et les sciences de l’information (information documentaire). Dans la prise en compte d’une organisation sociale et en mettant en exergue un contexte restreint ou celui d’une région (ouest Cameroun), mais aussi national et très faiblement mondial, il semble nécessaire de comprendre une pratique rituelle dont l’expression représente deux mondes (vivants et morts ; visible et invisible ; ici et ailleurs).

2.3.3. Dimension sociale

La dimension sociale de la vénération des crânes à l’ouest du Cameroun apparaît comme riche et dense. Elle peut se construire dans les formes de discours sur cette pratique. Une pratique qui pénètre les valeurs traditionnelles pour s’inscrire dans un champ épistémologique de la théologie africaine. Néanmoins, dans une construction sociale la plus minimaliste, le crâne peut s’inscrire comme un objet d’étude, de compréhension et d’appréhension de l’arbre généalogique d’une famille. C’est aussi l’expression des situations de rencontre, de partage et de dialogue observables dans l’espace culturel de la région de l’ouest et du peuple bamiléké. De ces situations, l’on pourrait se demander, comment les caractéristiques documentaires s’inscrivent-elles dans la construction du processus rituel des crânes à l’ouest Cameroun ? C’est à travers la pratique et le processus qui accompagnent la vénération des crânes que ces caractéristiques sont observables. D’ailleurs, dans le rapprochement que nous faisons du crâne comme objet d’une « anthropologie documentaire », il pourrait être difficile de le circonscrire à une théorie à l’exemple du document pour lequel « la complexité d’une théorie du document et la nécessité d’approches complémentaires articulant les dimensions physiques, sociales et culturelles pour comprendre ce qu’ils sont et ce qu’ils font» (Monty 2019 : 27).

Cette approche dans le cas des crânes permet de mieux se situer entre deux positions à savoir, celle s’appuyant sur le crâne lui-même, et celle se préoccupant de ce que représente cet objet dans la culture bamiléké. Cette particularité et même spécificité ont fini par donner un caractère propre à cette pratique à l’ouest Cameroun.

La vénération des crânes permet finalement aux membres d’une famille de ne pas oublier ou se détacher de ceux avec lesquels ils avaient des liens et qui sont morts. C’est un moyen de reconstruire matériellement la généalogie de cette famille. Toutefois, il serait indiqué de présenter l’ensemble des opérations issues de cette pratique.

2.4. La chaîne des opérations documentaires issues de la vénération des crânes

La vénération des crânes à l’ouest Cameroun peut être source de plusieurs opérations. Nous présentons ci-dessous celles les plus expressives à savoir : la collecte, le traitement, la conservation et la communication autour du crâne. Ce tour d’horizon se fera à partir de la description des étapes de gestion du crâne.

2.4.1. La collecte des crânes

Plusieurs critères de tri peuvent intervenir dans le choix du crâne à conserver dans une famille ou au sein d’une communauté bamiléké. C’est dire si dans ces critères de choix, la position sociale ou familiale du mort est porteuse de signification. À ce sujet, « une mort (…) célébrée témoigne de relations harmonieuses et apaisées avec le monde des ancêtres ; mais un décès peut aussi être le signe d’un dysfonctionnement, d’une tension des relations entre vivants et disparus, ou entre vivants qui auraient des comptes à régler» (Kuipou 2015 : 98).

Tout repose ainsi sur la qualité de la mort. C’est une sorte d’évaluation qui permet de savoir quel crâne conservé, en lui accordant un certain intérêt ancestral. À ce sujet, certains critères peuvent conduire au choix d’un crâne à conserver. Il s’agit :

– du lien de sang entre le défunt et la famille ;
– de la nature de mort (accident, pendaison, suicide…);
– l’âge du décédé ;
– du rang social dans la communauté (Chef de communauté, notable ou simple individu…).

2.4.2. Le traitement du crâne

En nous arrêtant sur l’exhumation du crâne par exemple, il en ressort premièrement l’usage d’un langage codé dans l’ensemble des activités liées à la vénération des crânes. Deuxièmement, les éléments ou outils utilisés pendant le rituel (graine de djidim ou jujube pour les offrandes aux esprits, quelques branches du costus afer ou dracoena desteliana, l’huile rouge, du vin rouge, canari) sont autant d’éléments d’aide à la prise en charge et à une gestion efficiente du crâne ainsi que de sa conservation. Troisièmement, la conduite des activités liées à la vénération des crânes nécessite la mobilisation d’un initié, gardien de la tradition pour l’assurance qualité des opérations. À la fin de l’opération, on prépare l’entrée du crâne dans la case dédiée à cet effet en le conditionnant dans un canari puis un traitement « phytosanitaire » avec de l’huile rouge de palme est administré audit crâne. Comme dans une description archivistique, le principe du général au particulier est aussi de règle dans la vénération des crânes, car le classement retenu tient compte de la conservation d’un crâne sur la base ascendante[4] de l’arbre généalogique de la famille.

2.4.3. La conservation des crânes

Pour le peuple bamiléké, la case des crânes est un lieu spécifique, unique et dédié à la conservation des restes des ancêtres. C’est un lieu d’accès indirect aux ancêtres par lequel, le crâne joue le rôle de médiation. Dans la pratique, l’accès à la case des crânes se fait à la suite d’une autorisation obtenue auprès du successeur ou d’une personne désignée par ce dernier le cas échéant. C’est donc un lieu considéré comme secret dans lequel s’établit une communication entre le membre de la famille présente et ses ancêtres. Cette case représente ainsi en même temps, une salle de conservation, mais aussi une salle de consultation des crânes. Cet état de choses retrouve d’ailleurs le positionnement de Goffman dans ses travaux sur les rites théâtraux et la face lorsqu’il affirme que, l’ensemble des acteurs sociaux est intéressé à ce que cette réserve existe (Keck 2012 : 471). Ce même auteur déclare que« (…) l’analyse goffmanienne des interactions conduit donc à dépasser l’apparente superficialité de la métaphore théâtrale, pour aller vers une superficialité en quelque sorte plus profonde qui implique dans son analyse les déformations et les reversements du sens. » (Keck 2012 : 471)

C’est dire tout simplement que la relation entre un membre de la famille et un crâne ne devrait pas être perçue dans son sens premier, c’est-à-dire celui du contact entre un vivant un crâne. Elle devrait d’abord être inscrite dans son contexte, dans son environnement et même dans son contenu pour y percevoir la quintessence de sa place dans la tradition et la culture bamiléké, et ainsi porter tout son sens.

2.4.4. La communication avec les crânes

La case des crânes s’érige dans la pratique rituelle à l’Ouest Cameroun comme un espace sacré d’interactions dans lequel, le crâne est le symbole d’une personne avec laquelle un vivant rentre en contact ou en relation. Toutefois, communiquer avec les ancêtres nécessite d’obtenir une autorisation auprès du successeur (garant du pouvoir traditionnel au sein d’une famille). C’est lui le médiateur, l’intermédiaire entre le monde des vivants et celui des morts. Il est ainsi considéré comme le médiateur de la tradition sur la vénération des crânes. Il est possible que ce dernier délègue temporairement son pouvoir à un autre membre de la famille en cas d’indisponibilité. De prime abord donc, l’accès aux crânes est un accès indirect qui se fait par le canal d’un intermédiaire. Une fois les clés d’accès accordées à travers un rituel précis, le demandeur peut se retrouver à l’intérieur de la case. Il s’établit une communication qui commence par une présentation avant celle de la doléance sollicitée. La réponse à cette dernière s’observe uniquement dans les moments de la vie du concerné qui précèdent cette rencontre. À d’autres moments, c’est dans des songes que ces réponses sont apportées au concerné. Il est important de relever que« dans la culture bamiléké, tout individu peut prétendre à l’ancestralité. Chaque membre de la communauté étant issue d’une famille et ayant lui-même fondé une a vocation à devenir ancêtre, puisque chez les bamiléké, les liens entre les générations ne sont jamais rompus » (Kuipo 2015:97).C’est à travers ces liens que se construisent les mécanismes et processus de communication entre les vivants et les morts chez les bamiléké de l’ouest Cameroun. IL s’agit d’un principe phare d’un groupe dont les liens avec les ancêtres et leur respect permettent de maintenir des valeurs cardinales d’une culture datant de plusieurs siècles. Ce sont ces valeurs que nous explorons dans la partie ci-dessous.

2.5. Perceptions sociales sur la vénération des crânes

La vénération des crânes est considérée à l’ouest Cameroun comme une pratique traditionnelle assimilable à un fait sociale. Cette pratique peut au sein de la communauté bamiléké ou de la société toute entière, intéressée plusieurs domaines. C’est à travers les perceptions et les appréciations qui en découlent que peuvent se construire les valeurs y afférentes. Les plus significatives et expressives sont celles que nous présentons ci-dessous.

2.5.1. La valeur anthropologique

La vénération des crânes est une pratique ancrée dans la tradition du peuple bamiléké, et revêt plusieurs aspects culturels, et de mode de vie chez les bamiléké. Pour ce peuple, il s’agit d’atteindre un être ou degré de pureté le plus élevé après sa vie sur terre. Sur le plan anthropologique donc, cette pratique a un caractère absolument sacré et incontournable pour ledit peuple bamiléké. Il est question dans cette pratique de faire participer dans une discrétion totale et absolue, les ancêtres dans la vie de chaque individu de la communauté ou d’une famille. La manifestation des ancêtres peut aussi être sollicitée pour tout autre évènement à caractère traditionnel, mais elle est généralement crainte par rapport aux représailles qui pourraient survenir en cas de refus d’exécution par exemple. Les bamiléké vénèrent et prennent à témoin les ancêtres via les crânes avant tout acte important dans leur vie en générale ou au sein de leur communauté en particulier. La vénération est pratiquée en vue d’établir une communication, mais plus une relation générationnelle dans laquelle la présence des ancêtres est perceptible dans la vie quotidienne des vivants. Le respect de cette pratique est signe de protection contre le courroux des ancêtres, leur colère, des maladies et quelquefois la mort. Le contact avec un crâne ou des crânes a aussi une dimension spirituelle, car il(s) représente(nt) un objet visible avec lequel une communication est établie. À partir de ce moment, il est possible d’en identifier des éléments d’information et même d’en construire une pseudo-pratique documentaire. C’est à travers un certain nombre de modalités qui vont de l’exhumation, à la communication en passant par le traitement et la conservation des crânes par les membres d’une famille que cet aspect documentaire est décrit.

2.5.2. Les valeurs historiques et patrimoniales

Comment inscrire la vénération des crânes dans un contexte historique et patrimonial si ce n’est en revisitant l’expression de ses éléments de culture de génération en génération ? Engelbert Mveng et Ckeikh Anta Diop s’accordent à situer les origines du peuple bamiléké dans l’Égypte pharaonique (Caveing1969:111). C’est dire que les pratiques culturelles observées sur les crânes sont fortement assimilables auxdites traditions égyptiennes. Ces dernières qui étaient basées sur la momification des corps. D’ailleurs, seuls les crânes sont conservés chez les bamiléké, car dans leur exode de l’Égypte vers la vallée Tikar au Cameroun (entre le IXe et la deuxième moitié du XIe siècle environ), le peuple bamiléké fuyant la guerre se résout à ne conserver que le crâne de leurs défunts en lieu et place de tout le corps (Tamoufe Simo, 2007 :89). Ces crânes pouvaient ainsi être conservés dans des jarres et en cas de guerre, être facilement transportés et déplacés. Au fil du temps, ce peuple a fini par s’installer sur les hauts plateaux de l’ouest Cameroun tout en conservant ses pratiques issues de l’Égypte ancienne.

2.5.3. La valeur informationnelle

Plusieurs éléments nous permettent ainsi de construire le caractère informationnel de la vénération des crânes à l’ouest Cameroun. Sur le plan scientifique en général et des sciences humaines en particulier, le crâne est une partie du squelette susceptible de donner des informations sur un être vivant. Dans le cas spécifique de la vénération des crânes, un crâne présente des signes et des caractéristiques sur l’âge, le sexe du défunt ainsi que des éléments pouvant permettre d’apprécier la nature de sa mort. Sur le plan historique et comme nous l’avons déjà souligné ci-dessus, les bamiléké nous donnent l’occasion de remonter au IXe siècle, période de leur exode partie de l’Égypte vers leur territoire actuel en passant par la vallée du pays Tikar. Sur le plan culturel, il est possible d’inscrire cette pratique dans un élan de transmission des us et coutumes, des modes de vie du peuple bamiléké de génération en génération. Ainsi, cette modalité de transmission apparaît comme un passage de témoin d’un peuple profondément ancré dans sa culture. Bien d’autres exemples peuvent être mobilisés ou sont mobilisables, toutefois, ceux évoqués montrent qu’autour de la vénération des crânes, il est possible d’y déceler, identifier et analyser des savoirs, des savoirs être, des faire-faire et des savoirs faire. Ces derniers sont à la base de la production d’un ensemble d’informations. Sur le plan de l’information documentaire enfin, plusieurs sources ou ressources[5] sont produites et jouent également le rôle de médiation, point d’accès, et même d’information et de communication sur cette pratique. Ces sources et ressources sont des éléments qui apportent de l’information à la compréhension de la vénération des crânes.

2.5.4. La valeur culturelle

La vénération des crânes à l’ouest Cameroun apparaît comme un élément phare de l’identité culturelle du peuple bamiléké. C’est un trait de caractère de leur tradition qui permet de les identifier et de décrire l’ensemble des pratiques qui s’y greffe, tout en présentant leur spécificité par rapport aux autres groupes sociaux de l’ouest Cameroun, mais aussi des trois autres aires culturelles (Sawa, Soudano-sahélien et fang-béti). Comme nous l’avons déjà mentionné en introduction, la vénération des crânes à travers les pratiques qui l’accompagnent fait partie d’un ensemble d’éléments d’une tradition que le peuple bamiléké a su conserver de génération en génération. C’est un mécanisme de communication entre deux mondes distincts qui peut se traduire par des offrandes, des sacrifices, des mythes et des pratiques bien particuliers. Ce mécanisme de communication s’inscrit dans le respect scrupuleux des lois et règlements traditionnels du peuple bamiléké. D’ailleurs, cette pratique culturelle semble être le format réduit de celle observée dans l’Égypte pharaonique. À ce sujet, nous pouvons relever que« toute culture est un organisme vivant qui a besoin pour survivre, de préserver dans son être en pérennisant ses modèles. Aucune culture ne peut vivre sans jamais emprunter à l’entour, quel que soit son degré d’isolement » (Mbondji Edjenguèlè 2000:62).

Cette position montre bien qu’au-delà de son identité propre, la vénération des crânes a un sens dans le concert culturel mondial. Cette pratique a réussi au fil des années à faire une alliance entre ses hommes, ses institutions, son environnement et son univers. Elle a donc su se reconstruire, réinventer et s’adapter au contexte et à son monde passé et actuel. Dans cette réflexion, la vénération des crânes semble dans le contexte culturel du peuple bamiléké se construire sur des traditions et des modèles empruntés à l’Égypte pharaonique.

3. Discussion

Les résultats ci-dessus issus de la réflexion sur la vénération des crânes semblent nous orienter vers un objet d’étude complexe en sciences de l’information. Mais, au-delà de cette complexité, il est possible de penser que le crâne peut être appréhendé comme objet d’étude d’une anthropologie documentaire. Il en est ainsi, car l’étude le considère comme un artefact, mieux, un objet porteur de sens ou d’information. Dans l’ambivalence de la réflexion de Valerie Souffron à l’égard des corps des défunts, on retrouve l’identification de ceux-ci comme des traces matérielles (Souffron 2015 : 10). Cette particularité de trace matérielle correspond à la dimension anthropologique du document, développée par Jean- Michel Salaün et mobilisé par Monty Jacques Albert dans ses travaux de thèse (Monty 2019 : 28). Ainsi, le crâne comme trace matérielle peut être considéré dans notre réflexion comme un support sur lequel est portée une information à l’instar du document.

Sur le plan méthodologique, le caractère interdisciplinaire des sciences de l’information nous a donné l’opportunité de mobiliser des théories et approches qui gravitent autour des sciences de l’information et de la communication. Nous avons ainsi associés, les théories propres à l’information documentaire, comme cela a été le cas avec les théories des trois âges et des valeurs, la méthode ethnographique, mais également l’interactionnisme symbolique.

Pour ce qui est des résultats obtenus, plusieurs éléments tangibles permettent de comprendre l’ensemble des pratiques autour des rites sur le crâne. Ces pratiques sont essentielles à un rapprochement entre l’information documentaire et l’anthropologie. Lesdites pratiques sur le crâne permettent également de faire un lien avec celles observables en information documentaire, plus précisément en archivistique. Grâce à ce rapprochement, nous avons identifié trois dimensions (anthropologue, intellectuelle et sociale) identiques à la théorie tridimensionnelle de Jean-Marie Salaün sur le document. Concernant la chaîne des opérations documentaires issues de la vénération des crânes, il est apparu que même si celles-ci ne sont pas identiques à celles visibles à la chaîne archivistique, plusieurs similitudes peuvent y être relevées, car, comme en archivistique, il est possible d’y percevoir les opérations de collecte, de classement, de conservation et de communication. Les travaux de Roger Kuipo sur le culte des crânes chez les bamiléké décrivent cet élément de la tradition comme un moyen de communication, mais aussi comme un ensemble de pratiques qui accompagnent un défunt vers un statut d’ancêtre (Kuipo 2015: 93).Néanmoins, pour ce qui est de la vénération des crânes, les activités sont différentes. Cette réalité est le fait de la spécificité de l’objet étudié. Toutefois, c’est à travers les pratiques développées par cet auteur qu’une assimilation est possible avec les opérations de la chaîne documentaire, à savoir : la collecte, le classement, la conservation et la communication. Ce rapprochement a permis de penser que cette pratique serait considérée comme une anthropologie documentaire.

Enfin, la perception des valeurs sur la vénération des crânes montre un écart avec les valeurs primaires et secondaires développées sur les documents (Coutaz 2011: 44). Dans le cas de cette étude, il s’agit essentiellement des valeurs contextuelles issues non seulement de l’histoire de l’ethnie bamiléké, mais aussi de la mise en scène de la pratique de la vénération des crânes à l’ouest du Cameroun. Au-delà, les travaux de Dominique Memmi sur le corps mort dans l’histoire des sensibilités ouvrent une autre perspective que notre réflexion n’aborde pas ; celle de la dématérialisation physique et symbolique des corps (Memmi 2015 :134). Ce regard pourrait apporter des orientations nouvelles et un questionnement nouveau relatif au culte du crâne chez le bamiléké à l’ouest Cameroun.

Au total, pour une véritable considération du crâne comme anthropologie documentaire, d’autres réflexions devraient apporter les éléments de considération des résultats auxquels nous sommes arrivés et enrichir cet axe de recherche. Mais au-delà, au regard de la complexité du sujet étudié, et des travaux mobilisés, nous pensons qu’il est possible d’ouvrir d’autres perspectives de réflexion et d’y associer plusieurs domaines d’étude.

Conclusion

L’objectif de la présente réflexion était de décrire et d’analyser l’ensemble des pratiques autour de la vénération des crânes à l’Ouest Cameroun, et d’en identifier de probables similitudes sinon ressemblances à celles présentes en information documentaire. Avant d’y arriver, nous avons tenu à cerner la notion de crâne dans son contexte d’ « anthropologie documentaire » dans cette zone du Cameroun. De prime abord, il s’agit d’un objet nouveau de recherche en information documentaire dont le regard y porté est différent de celui généralement observé par d’autres disciplines (Anthropologie, Sociologie, Sciences humaines par exemple).À ce sujet, et en partant d’un contexte de « micro archives », le crâne apparaît comme un élément distinctif, affectif, matériel, spirituel et intellectuel qui caractérise les us et coutumes du peuple bamiléké. En remontant le temps et en situant les origines de la vénération des crânes par les bamiléké dans l’Égypte ancienne, il est apparu un ensemble d’activités qui laissent penser à une similitude sinon une transposition avec celles en vigueur en information documentaire. Cette mise en parallèle a été rendue possible en y identifiant des opérations telles que la collecte, le traitement, la conservation et la communication. Ces opérations associées aux éléments caractéristiques issus des origines de cette pratique permettent de construire autour de la vénération des crânes des séquences spatio-temporelles identifiables, ainsi que des dimensions sociales contextuelles fortes appréciables. Au bout du compte, les perceptions faites sur la vénération des crânes laissent jaillir des valeurs porteuses de sens et de significations dans l’environnement et le contexte traditionnel qui caractérisent la culture bamiléké. Fort de ce qui précède ; la vénération des crânes peut porter du sens en information documentaire, et au lieu de s’appuyer sur des théories adaptées purement au document, nous avons préféré celles incarnant plutôt une forme d’ « évaluation » (Tornatore, 2004). Plusieurs éléments permettent ainsi de penser que la vénération des crânes à l’Ouest Cameroun pourrait être considérée et assimilée à une « anthropologie documentaire ».

Références bibliographiques

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Auteur 

Jacques Albert MONTY
Enseignant permanent
École Supérieure des Sciences et Techniques de l’Information et de la Communication (ESSTIC)
Université de Yaoundé 2 (Cameroun)
Courriel:jalbertmonty@gmail.com 

 © Édition électronique

 URL – Revue Espaces Africains  https://espacesafricains.org/
Courriel – Revue Espaces Africains : revue@espacesafricains.org
ISSN : 2957-9279
Courriel – Groupe de recherche PoSTer : poster_ujlog@espaces.africians.org
URL – Groupe PoSTer  https://espacesafricains.org/poster/

© Éditeur
– Groupe de recherche Populations, Sociétés et Territoires (PoSTer) de l’UJLoG
– Université Jean Lorougnon Guédé (UJLoG) – Daloa (Côte d’Ivoire)

© Référence électronique

Jacques Albert MONTY, « La vénération des crânes à l’Ouest du Cameroun : une anthropologie documentaire ?», Revue Espaces Africains (En ligne), 2 | 2022(Varia), Vol. 3, ISSN : 2957- 9279, mis en ligne, le 30 décembre 2022.

  1. Ces rencontres ont eu lieu non seulement dans certaines localités de la région de l’Ouest, mais aussi avec des membres et responsables de ce groupe ethnique résidant dans la région du Centre plus précisément à Yaoundé. Nous pouvons citer parmi ces communautés celles de Banganté, Bafang, Baham, Bafoussam, Babadjou, Bamena, Bandjoun, Mbouda, et Balessing.
  2. À l’ouest Cameroun, la période consacrée aux funérailles (une des étapes de la vénération) dont certains aboutissent à la vénération va du mois d’octobre d’une année à celui de mars de l’année suivante.
  3. Les signaux sont généralement issus des songes que fait le successeur en rapport avec le défunt. Ce dernier peut ainsi communiquer à son successeur la nécessité de ne plus le garder sous la « pluie » et sous le « soleil », mais plutôt dans la maison. Dans certaines circonstances, lorsque le successeur est hors du pays, c’est à travers une rencontre anodine avec un membre de sa communauté (connu ou non) que l’information sur cette nécessité de conservation du crâne peut être donnée.
  4. Cette base descendante est fonction de la répartition des crânes qui non seulement tient compte du genre, mais aussi de l’ancêtre le plus âgé au plus jeunes. Il n’obéit donc pas à l’ordre chronologique des morts ou des décédés.
  5. C’est l’exemple de l’ensemble des références bibliographiques mobilisées dans le cadre de cet article.



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