Espaces Africains

Revue Espaces Africains - Groupe de recherche pluridisciplinaire et international « Populations, Sociétés & Territoires » (PoSTer)

 


L’imaginaire du serpent-argent : Entre légendes urbaines et violence de l’imaginaire

The imaginary of the silver-snake : between urban legends and violence of the imaginary 


Georgin MBENG NDEMEZOGO

Résumé

Le présent travail discute du serpent dans l’imaginaire gabonais, notamment dans sa propension à vomir l’argent. Son objectif est de comprendre les logiques inhérentes à ce genre de pratique, et surtout comprendre le type de violence auquel les acteurs de l’espace urbain sont confrontés dans leurs quotidiens basés sur la pauvreté, les crimes rituels et les sectes. Le phénomène du serpent-argent met en évidence les pratiques sexuelles entre les humains et le reptile, avec l’acquisition des sous comme objectif recherché. Le texte montre les différentes formes sexuées du phénomène. L’enquête qualitative a permis de questionner les pratiques sorcellaires autour du serpent et de conclure que ce phénomène est une nouvelle forme d’ascension sociale.

Mots-clés : Serpent, violence, imaginaire, sorcellerie, légende, argent, Gabon

Abstract

This work discusses the snake in the Gabonese imagination, particularly in its propensity to vomit money. Its objective is to understand the logic inherent in the kind of practice, and above all to understand the type of violence with which the actors of the urban space are confronted in their daily lives based on poverty, ritual crimes and sects. The money-snack phenomenon highlights the sexual practices between human and reptile, with the acquisition of pennies as the desired objective. The qualitative survey that is conducted questioning the sorcery practices around the snake, led to the conclusion that this phenomenon is a new form of social ascent.

Keywords : Snake, violence, imagination, witchcraft, legend, money, Gabon

Introduction

Peut-on lire les discours sur le serpent mis en rapport avec l’argent en prenant le concept de violence de l’imaginaire de Joseph Tonda comme grille d’analyse ? Ce type de violence « a pour principe la reconnaissance collective de la réalité matérielle ou tangible des entités imaginaires que sont les diables, les génies, les ancêtres, les « énergies », les « étoiles », etc. » (Tonda 2005 : 39).

Il s’agit surtout de démontrer, à partir des légendes urbaines, l’emprise du serpent sur la matérialité, notamment sa capacité à produire l’argent, surtout à le « vomir ». Le verbe « vomir » sera mis en évidence parce qu’il justifie la réalité telle qu’elle est vécue par les populations gabonaises postcoloniales. L’étude va alors porter sur ce serpent qui vomit l’argent, à comprendre cette capacité extraordinaire qu’il a à le rejeter. Il nous revient de mettre en rapport le reptile avec son détenteur, puisque l’argent vomit a un utilisateur. Ce rapport va permettre certainement d’approcher le genre avec des concepts tels que femme-serpent ou hommeserpent, serpent-maîtresse ou serpent-amant. Le travail de déconstruction est de ce fait important pour comprendre la violence de cet imaginaire.

Dans l’examen, la problématique sur les formes, voire les nouvelles formes d’ascension sociale ne sont pas négligées, puisque les attributs du pouvoir semblent se manifester aussi par la détention d’un serpent.

1. Méthodologie

Notre méthodologie se réduit à la fixation de la zone d’étude. Avec une enquête menée dans la capitale politique du Gabon, Libreville, l’étude a concerné une dizaine d’interlocuteurs issus de certaines ethnocultures du pays. Et pour y arriver, nous avons fait le choix des légendes en milieu urbain comme grille d’analyse pour expliquer la violence de l’imaginaire au Gabon. L’étude se concentre sur le serpent qui vomit l’argent. Tout au long de ce travail, nous verrons, à partir des récits de vie issus des entretiens individuels et soutenus par une certaine documentation, comment le serpent-argent alimente la violence en milieu urbain.

2. L’imaginaire du serpent en milieu rural

L’imaginaire du serpent dans les villages gabonais repose sur des éléments connus de tous. Les Fang le classent dans les animaux à écailles (tsit bibasse), le rapprochant ainsi des poissons. Mais l’on ne peut affirmer que sa comestibilité réside dans cette proximité classificatoire. Pour ce peuple, il est vu comme le bidzi, c’est-à-dire la nourriture. Mais ce ne sont pas toutes les espèces qui sont comestibles.

Comme certains animaux, le serpent est considéré comme animal prestigieux au même titre que la civette, le rat palmiste, la tortue, etc. Il n’est mangé que par les hommes notamment des ainés, les plus jeunes et les femmes se voyaient interdire sa chaire. Les plus prisés sont le python, la vipère et le mamba noir. En milieu urbain, le serpent est l’un des reptiles les plus vendus soit dans les marchés ou les restaurants. Les clients, notamment les hommes, vont demander soit le python ou la vipère, qui font parties des animaux de prestige, et font ainsi parties de « la nourriture de l’homme ».

On constate que la consommation de ces reptiles fait ressortir la distinction sexuée de la société. Le genre intervient aussi dans la consommation des animaux tels que le serpent. « L’alimentation en protéines carnées, dans les sociétés gabonaises, obéit à des restrictions. En effet, il y a des animaux dont une catégorie est interdite à la consommation et cela est toujours accompagné par des sanctions qui soutiennent le respect de ces prescriptions. » (Mbeng 2020 : 218). Surtout que dans ces communautés, la consommation de ces reptiles a une portée symbolique. Cette derrière réside dans le principe de régénérescence du serpent qui mue à travers sa peau. Par cet acte, le serpent allonge sa vie.

En plus d’être mangé, le serpent est un animal artistique. Dans ce domaine d’activité, c’est la peau qui est ici utilisée. On peut la retrouver sur les murs des maisons jouant la même fonction que les cadres photos, les tableaux et autres décoratifs. Tous les serpents ne décorent pas les murs. Le plus souvent, c’est le python, pour sa longueur ou la vipère pour sa grosseur. Cette peau du serpent peut aussi servir à fabriquer des sacs ou des portes-feuilles. Le secteur, qui a eu un décollage important, connait des difficultés à cause des environnementalistes. Le commerce des peaux d’animaux a toujours accentué la chasse de ces espèces menaçant ainsi leur existence. C’est dans cette optique que les autorités, aidées par les Organisations Non Gouvernementales, mettent en place des missions de répression.

Comme certains animaux, le serpent est utilisé à des fins thérapeutiques. Plusieurs parties de son corps peuvent contribuer à la guérison. Pour protéger ses patients contre les attaques sorcellaires, le tradipraticien va utiliser la tête du reptile ; dans le cadre des bagarres au sein des communautés, il est souvent fait mention de la force du reptile qui réside au niveau de la tête. Dans ces pratiques de soins le reptile le plus sollicité est le python. Dans ce genre de cas, les discours tenus par les uns et les autres parlent de vaccin. En dehors de sa tête, la graisse est utilisée pour soigner les entorses, et les os sont sollicités lors des accouchements, ses excréments participent au traitement des abcès, des gales, voire toutes les maladies dermatologiques. Dans la plupart des ethnocultures du Gabon, le serpent est un élément important de la pharmacopée. Mais l’obtention de toutes ces parties du reptile conduit à sa capture, voire à sa chasse. Elles contribuent à la santé et au bien-être des populations.

En plus de sa vertu thérapeutique, le serpent est considéré comme un animal symbolique. Il constitue un symbole dans la culture des peuples du Gabon. Dans l’anthroponymie gabonaise, le serpent est fortement présent par des noms tels que Mudume (vipère noir en ipunu), Mbomo (python en teke), Mpili (vipère en teke), Mubamba (serpent jaune en nzebi), Omboma (python en mpongwè). Les Eshira pensent que le Mboumba ou le Mouguiama est une alliance qu’un individu passe avec un reptile. La toponymie n’est pas en reste avec des noms tels que Bevom (les pythons en fang), Ikei-bokaboka (œuf du serpent naja en kota), Mbomo (python en omiènè), Muduma (serpent noir en sango).

Ici, l’animal est certainement une figure héroïque en contribuant à un moment donné à l’histoire de la communauté. Et dans certains cultes pové comme le bwete, le python est le serpent de choix, certainement à cause de sa stature de plus grand serpent ; et selon les Pové, il est le roi des serpents. Symbole du mal, lorsque le serpent est vu quelque part, il est porteur d’un mauvais message. D’aucuns pensent même que l’une des raisons de sa consommation provient de fait précis. Dans certaines cultures gabonaises, l’arc-en-ciel est souvent assimilé au serpent du ciel, notamment chez les Myènè. Dans la cosmogonie yaka, l’arc-en-ciel est considéré comme un python qui a le dos levé dans le ciel en forme d’arche et une tête à chaque extrémité de son corps. Ce serpent du ciel est entouré d’un imaginaire dans la plus part des cultures lui accordant une place importante dans la vie de la communauté.

3. L’imaginaire du serpent en milieu urbain

3. 1. Les légendes urbaines, un corpus factuel constitutif

Beaucoup de travaux existent sur les légendes en milieu urbain. Toutefois, « la légende, définie comme un récit qui mélange le vrai et le faux, entretient un rapport privilégié avec un ou plusieurs faits réels. On fera l’hypothèse qu’une légende est le produit d’une construction en deux temps: un fait réel est constitué en événement, puis cet événement est transformé en légende. » (Renard 1994 : 101). Pour travailler sur ce genre de corpus, il est important de collecter plusieurs récits. C’est sur cette base que le présent travail a été élaboré. Les légendes urbaines sont surtout considérées en milieu urbain comme des rumeurs.

Le phénomène des rumeurs correspond à un processus social d’échange d’une nouvelle non vérifiée. « En tant qu’acte social, énoncer une rumeur, c’est livrer un récit ou émettre une opinion à l’adresse d’un auditoire en se plaçant derrière un paravent impersonnel et anonyme » (Aldrin 2003 : 128). Dans le contexte gabonais, elles sont désignées par le terme « kongossa ». « Plus connue en Afrique centrale sous le nom du « kongossa », la rumeur occupe une place déterminante dans les structures de sociabilité africaines. Elle est un élément essentiel de la construction des représentations sociales, elle permet aux populations de produire une autoréflexivité sur les conditions de domination, elle euphémise l’écart entre les rapports de force et les rapports de sens, elle constitue un contre-pouvoir, etc. » (Nguema Minko 2022 : 378).

Le kongossa se fait sur des espaces de sociabilités réels tels que débit de boisson, réunion de famille, bureau, école, salle de sport, espace de loisir. Les sujets sont divers même sur les reptiles comme le serpent. Il laisse percevoir l’imaginaire des populations selon l’espace de production. L’imaginaire peut être apprécié selon que les acteurs appartiennent à une communauté mais surtout à un espace géographique précis. Il est dit « urbain » parce que les faits se produisent en milieu urbain. Ce dernier peut être considéré comme le croisement des pratiques locales et d’ailleurs. Mais l’imaginaire en milieu urbain en lui-même peut être aussi exogène parce qu’il est différent de celui qui a été présenté plus haut.

Toutefois, les légendes sur les serpents abondent et sont diversement racontées. Il y a parmi elles celles du serpent qui vomit l’argent. Comment cela peut-il être possible ? En dehors de l’homme, très peu d’espèces ont cette capacité de rejeter par la bouche des aliments non digérés. Pour les chiens, les vomissements sont la manifestation d’un problème gastro-intestinal. Ils peuvent survenir à la suite d’un stress important, d’un parasite ou, le plus souvent, d’une mauvaise alimentation. Mais, qu’en est-il du serpent ? Peut-il vraiment vomir, surtout l’argent ? On peut se demander si ce fait relève de la réalité ou de la fiction, de la magie ou de la conjuration.

3.2. Un serpent sectaire et genré

Le questionnement ci-dessus est important puisqu’il nous permet de revenir sur ces légendes et de constater que les différents récits soulèvent la question de la métamorphose du reptile ou celle de sa zoophilie. Dans le premier cas, il y a une sorte thérianthropie ou de zooanthropie avec des situations où la femme ou l’homme se transforme en serpent. Son corps, point de contact entre l’homme et l’animal, est à mi-chemin entre une intériorité et l’extériorité qui l’englobe; ainsi est-il le lieu fondamental d’une rencontre, celle que l’être humain fait à chaque instant avec les autres et l’univers. C’est surtout une rencontre entre l’individu et la société. Mais c’est surtout une rencontre entre un homme et un animal.

« La métamorphose est d’abord très présente dans les croyances populaires, toujours très vivaces. Les génies et êtres surnaturels qui, dans ces croyances, côtoient l’univers humain sont censés pouvoir se manifester sous de multiples formes, depuis le degré zéro de l’invisibilité jusqu’à des formes humaines, animales, végétales, minérales, selon une espèce de continuum des éléments qui composent le concret du monde perceptible, auxquels peuvent encore venir s’ajouter des formes chimériques, témoignant d’une représentation plus imaginaire du monde. » (Derive 2004 : 259).

Selon une perspective dualiste, la matière, les corps se transforment, mais l’essence, entité immatérielle et abstraite, reste stable. S’il en est ainsi, les métamorphoses sont bien vectoriellement orientées et dans la relation animalité/humanité – qui n’est qu’un type de métamorphose parmi bien d’autres, on peut parler d’une essence humaine (niveau ontologique) se présentant à l’état animal (niveau phénoménologique) et d’une essence animale se présentant à l’état humain. Et le serpent est l’animal dont les métamorphoses sont légendaires en milieu urbain.

Quelque étrange que soit le culte du serpent a été sans contredit un des plus répandus dans l’antiquité. Ce culte est reconnu être pratiqué par des sectes. Et les métamorphoses racontées dans les villes du Gabon sont la preuve d’une telle organisation, qui regroupe des hommes et des femmes. La secte du serpent qui vomit l’argent est celle dont les histoires sont plus actuelles. La conscience collective s’accorde sur le fait que ces pratiques qui sont de l’ordre de l’irréel, sont des pratiques sectaires. Dans leurs croyances, il y a des phénomènes de métamorphoses, mais difficilement celle du serpent qui vomit l’argent. Et dans cette dernière situation, les cas de métamorphoses sont nombreux. On a des cas de figure tels que femmeserpent et hommeserpent. Ces deux cas de figure semblent appartenir à la même classe parce que s’agissant d’un cas d’hybridation, une sorte de transformation mi-homme mi-animal. La métamorphose ici est partielle.

L’histoire de la femmeserpent la plus récente se raconte à Port-Gentil ; avec cette jeune femme qui est surprise dans sa forme hybride par ses copines. Cet incident malheureux arrive le plus souvent lorsque les interdits rituels ne sont pas respectés, notamment la métamorphose qui doit se faire avant le lever du soleil. Celle de l’hommeserpent, par contre, est à retrouver dans le récit de la fille de 6 ans qui avait vu son père nourricier se transformer en python. Les deux situations ont la convergence de faits parce qu’ils mettent en évidence des témoins. Leur différence va se situer au niveau de l’intégration de la vidéo. Cette dernière est l’élément qui va accompagner le témoignage, sachant que le principe de la légende urbaine repose sur l’oralité. Avec cet élément nouveau, peut-on encore parler de légendes urbaines ?

Sans vouloir orienter notre objet sur cette question, il faut plutôt retenir que dans les deux formes d’hybridation, l’objectif recherché est le vomissement de l’argent. Le cas de la femme-serpent est révélateur, puisqu’en rentrant dans la résidence de la jeune femme, les copines ont trouvé à côté de la zooanthrope des sommes importantes d’argent.

En dehors de la métamorphose partielle, il y a des cas où celle-ci est totale. Du Chaillu (2002 : 53) a même des témoignages à ce sujet. « Comment un homme pourrait-il se métamorphoser en léopard ? », s’était-il interrogé. Il lui était difficile de l’admettre mais pourtant, tels que les faits lui étaient racontés, ceux-ci semblaient se rapprocher du possible. Plus récent encore, avec les faits de zooanthropie qui font légion dans les récits de chasse. Dans la plus part des accidents de chasse, il est souvent évoqué cette métamorphose d’un des chasseurs en animaux féroces tels que le gorille, le léopard, l’éléphant. Et le chasseur métamorphosé, pris pour un animal, finit par perdre sa vie dans la plupart du temps. Peut-on alors penser que l’absence de férocité ferait du serpent le personnage clé des légendes urbaines ? En prenant ces deux cas, nous avons voulu soutenir que le serpent n’est pas le seul animal sollicité dans le cas de métamorphose totale, même si les cas pris ici sont tirés du milieu rural.

3.3. Les rapports sexuels

En dehors du cas de zooanthropie, on peut rencontrer des cas de zoophilie avec des situations où l’homme sinon la femme entretient des rapports sexuels avec le reptile. On peut tout de même rappeler que certains contes abordent déjà la question du conjoint animal, même si dans les cas que nous examinons la dimension maritale n’apparait pas.

Dans le cas de figure 1, le serpentmaitresse a la particularité d’avoir les rapports sexuels avec son propriétaire qui est un homme. Ici, il s’agit d’un serpent mystique de richesse de type python. Considéré comme un génie, il devient la femme de son acquéreur. Comme toute femme, la rivalité interne comme externe n’est pas autorisée. Le rapport sexuel que l’homme entretient avec le reptile a pour conséquence le vomissement de l’argent, mais avec pour condition l’éjaculation de l’homme dans l’organe génital du python. On peut en réalité remarquer que l’éjaculation n’est pas la seule condition. La première condition semble être celle d’avoir les rapports sexuels avec le reptile, puisque ce n’était pas dans les habitudes du propriétaire du python. Mais aller jusqu’à éjaculer dans son organe génital c’est exprimer le plaisir à avoir ce rapport. Car le sperme est l’essence même du plaisir ; en tant que substance précieuse, il est important pour « fertiliser » l’argent.

Dans le cas de figure 2, le serpent-amant pénètre partiellement dans l’organe génitale de la femme, c’est à la suite de cela que le python vomit l’argent. On comprend bien que l’acquéreur ici est une femme. C’est après leur acte sexuel que le reptile vomit l’argent. Nous avons constaté plus haut que chez l’homme, le sperme est nécessaire pour le vomissement de l’argent, tout porte à croire que chez la femme ce sont les menstrues qui servent de conditionnalité au rejet de l’argent. C’est l’occasion de rappeler que le pouvoir des menstruations est encore (et aussi) honoré dans certaines cultures, comme étant merveilleux, incroyable et inspirant. C’est le cas des Amérindiens qui considèrent les cycles féminins comme une source de pouvoir pour les femmes, elles sont révérées pendant ce moment pour leur habilité à saigner et à donner la vie.

Si la pénétration génitale est partielle, c’est pour recueillir le sang où il se trouve ; et on comprend de ce fait que le vomissement de ce serpent soit mensuel, parce que correspondant aux périodes de menstruation de la propriétaire, et que de fortes sommes d’argent sont laissées à la femme. Donc pour se procurer de l’argent, la personne métamorphosée doit accomplir un acte sexuel, qui aboutit au recueil du sang peu importe la forme. Cela revient à poser un acte sacrificiel qui exige toujours du sang. On l’observe d’ailleurs dans la plupart des rites sacrificiels des ethnocultures du Gabon, comme le rite de circoncision, de purification ou de guérison.

De ce fait, dans les deux cas de figure, il ressort la participation d’une substance précieuse, notamment le Sang. Donc, « la violence de l’imaginaire des récits mettant en scène le serpent montre bien comment cet animal, à la fois substitut et symbole du phallus, vomit ou défèque l’argent dangereux du pouvoir pour acheter le sexe, devenu marchandise, mais aussi pour reconstituer son pouvoir. » (Tonda 2005 : 191).

4. Le serpent de l’ascension

4.1. L’évolution de l’ascension

Il revient dans ce travail de questionner les formes d’ascension sociales, les moyens utilisés pour acquérir le pouvoir. Ce dernier est multiforme avec le point d’ancrage que nous allons marquer sur l’aspect matériel ou financier. La question des formes d’ascension doit pouvoir s’inscrire dans une dynamique puisque celles-ci évoluent dans le temps.

L’ascension sociale, dans la période précédant l’époque coloniale, mettait en rapport un type d’économie avec une organisation sociale spécifique. Le principe qui dit qu’un enfant est une richesse a toujours guidé les Africains. Ce principe constitue le facteur déterminant de l’ascension sociale mais surtout de la stratification sociale de l’époque. On pouvait distinguer un célibataire d’un homme marié à une femme, d’un homme marié à deux femmes ou plus. On pouvait distinguer un homme avec peu d’enfants de celui qui en avait beaucoup. On constata que l’enfant était une richesse à deux niveaux. Plus on avait d’enfants, plus on a des alliances ; le pouvoir est renforcé lorsqu’on a beaucoup de fille. Aussi, plus on avait d’enfants, plus on avait la main d’œuvre pour les champs ; et plus on avait des champs, plus le patrimoine foncier s’agrandissait. Donc le pouvoir économique était détenu par des individus qui avaient à la fois beaucoup d’enfants et beaucoup de terre. Des pratiques magiques ni fétichistes ne participaient aucunement à l’acquisition de ce pouvoir, il était le fruit d’un labour. Dans ce cas de figure l’ascenseur social est l’enfant.

Avec l’introduction de l’école occidentale, et surtout en période postcoloniale, les stratifications sociales ce sont bouleversées. L’ascension sociale va passer par l’instruction avec pour conséquence l’acquisition d’un travail rémunéré. Ici, il n’est plus question du pouvoir économique, constitué essentiellement du patrimoine foncier, mais du pouvoir financier notamment de l’argent. Les propriétaires fonciers vont faire place aux propriétaires financiers. Parti du principe que l’enfant était une richesse, on arrive à celui de l’instruction qui est la clé de la réussite. L’argent est vu comme un objectif et les études, voire les hautes études, le moyen par lequel y atteindre.

L’avènement de l’argent nous situe déjà dans un processus avancé de l’histoire des échanges entre les hommes et entre les groupes sociaux. «La force de l’argent dans l’échange implique la société dans ses rapports les plus divers : rapports politiques, rapports sociaux, rapports culturels et surtout rapports économiques. » (Kouakou 2006 : 6). Avec l’introduction de l’argent, même un retraité semble avoir plus de distinction comparé à ce notable qui a beaucoup de terre. Le principe qui fait du grand-frère un ainé est bouleversé. Avec son pouvoir financier, le cadet est vu comme l’ainé social, parce que détenant les moyens de la politique. «La force de l’argent dans les relations humaines. C’est ici que la volonté et les formes d’usage de cet argent peuvent lui donner un grand pouvoir et convertir son rôle objectif dans la circulation des biens et des services en un instrument d’asservissement, d’exploitation et de domination. » (Kouakou 2006 : 6). Mais progressivement, l’école ne sera plus le seul ascenseur pouvant permettre l’acquisition de l’argent. Le serpent, est une forme ici par laquelle on accède à un haut rang dans la société.

4.2. Les sous

Détenir un serpent, c’est détenir un talisman, notamment celui de l’argent, beaucoup d’argent. Dans son usage polysémique, il renvoie aussi aux Sous. Le serpent est ce coffre-fort dont seul le propriétaire détient la série de chiffres, ou les formules incantatoires qui permettent le vomissement de l’argent. Il peut renvoyer aussi à une machine à fabriquer les Sous, surtout à les vomir. Mais partant du principe que tout ce qu’on vomit n’est pas bon, on admet alors que l’argent vomit par le serpent l’est aussi. Et dans les prescriptions qui sont faites aux propriétaires des serpents, l’argent doit toujours être utilisé dans un temps cours au risque de le voir disparaitre.

Et souvent on encourage certaines pratiques qui consistent par exemple à déchirer le billet pour que celui-ci ne disparaisse. Ce genre de pratique démontre manifestement le niveau de superstition qui habite les pensées de certains citadins. Ces derniers ont des considérations très particulières élaborées sur la base des informations reçues. Le rapport à l’argent sera différent selon le donneur. Il aura plusieurs qualificatifs, tels que « l’argent de la franc-maçonnerie » ou « l’argent des serpents », voire « vomit par les serpents ». Donc, c’est un argent qui fait peur, qui terrorise, qui hante. « C’est l’argent du diable ». La peur de l’argent est alors consécutive à celle de la figure du diable, figure mythique de christianisme et imagée par le serpent. « C’est ce diable, qui pénètre ainsi le corps des femmes, pour se reproduire en tant que Bête-argent-sexe en « pompant » la puissance du corps des femmes et en le détruisant ». (Tonda 2005 : 191). Les récits autour de ce diable décrivent « une société fortement marquée par ses fascinations corrélées à des peurs ; peurs de la Bête-sexe-serpent-argent. On peut y voir des perplexités provoquées par les éblouissements et les tentations mortifères d’un contexte où l’économie de la dette lignagère cède le pas de manière violente à l’époque des spectres du Capital, du Christ, de la Science, de l’État, de la sorcellerie et de leurs fétichismes respectifs » (Tonda 2005 : 191).

Il peut aussi être bien perçu lorsque son donateur n’est pas soupçonné d’appartenir à aucune secte. Donc les rapports sociaux sont au quotidien étiquetés selon que vous êtes affiliés ou pas à une organisation secrète. L’examen des récits sur ce Diable laissent penser que les ethnocultures gabonaises n’établissent pas de rapport entre le serpent et l’argent. Par contre, les représentations de l’argent en lien avec le reptile sont connues au Togo et au Bénin, dont les ressortissants sont très présents dans la mouvance pentecôtiste-charismatique au Gabon, et diffusent une littérature qui met en exergue une imagerie du Diable symbolisée par le serpent et l’argent.

Les légendes urbaines sur le serpent qui vomit l’argent met en évidence le succès. Derrière le succès, il y a l’expression du pouvoir. Celui-ci se manifeste par l’acquisition de biens matériels, notamment les voitures et villas luxueuses. Dans cette quête de la vie ostentatoire, ces hommes et femmes posent la question de leur identité au sein de leur communauté. Il s’agit de créer un rapport d’ascendance, mais surtout un rapport de domination sur les autres membres de la communauté. Le pouvoir de l’argent influe sur les relations humaines. En ASS, Il agit de manière subtile sur les individus et leur attribue un statut différent de celui du contexte lignager. Ce recul du communautarisme favorise le développement de l’individualisme qui structure les rapports sociaux en fonction du critère monétaire. Ainsi, l’urbanité s’impose à travers des codes, des manières d’être, au sein desquelles la détention de la monnaie et le souci d’accumulation sont prépondérants.

La domination imposée par l’argent repose sur la puissance de la matérialité éblouissante, une matérialité étoilée. « Il est intéressant de remarquer que la figure symbolique qui brille, figure exemplaire de la violence de l’imaginaire de la vie quotidienne à Libreville, est celle qui entretient un rapport symbolique très étroit avec la monnaie » (Tonda 2015 :129). La violence de la matérialité, des éblouissements, de l’argent et surtout des talismans participe de la violence de l’imaginaire dans l’espace urbain.

Conclusion

Au terme de ce travail, on peut affirmer que le concept de violence de l’imaginaire peut effectivement nous permettre d’analyser le phénomène du serpent-argent. On constate qu’à partir de la figure du serpent–argent, les populations urbaines vivent au quotidien cette violence du serpent qui, en même temps, procure la richesse matérielle avec une contrepartie souvent lourde, mais surtout contribue aux mutations sociales observables dans la société gabonaise.

Ces mutations sont à inscrire dans ce « Système des 5 S » (Tonda 2009 : 124) dans lequel les Sectes, le Sang, le Sexe, les Sous et le Succès sont les maîtres mots. Un système où le 5 peut se transformer en S, ce dernier renvoyant à la forme du serpent. On peut alors penser que le Serpent serait ce Système dont Tonda parle, puisqu’il est détenu dans le cadre d’une Secte qui implique les autres S du Système.

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ZAME AVEZO’O Léa, 2005. « La néo-oralité au Gabon : analyse de la figure de serpent dans les légendes urbaines », U. Baumgardt et F. Ugochukwa (sous la dir.) Approches littéraires de l’oralité africaine. En hommage à Jean Derive, Paris, Karthala, p.229-247.

Auteur
 
Georgin MBENG NDEMEZOGO
Laboratoire d’Anthropologie (LABAN)
Université Omar Bongo (Libreville-Gabon)
Courriel : ndemgeo@live.fr

© Édition électronique

URL – Revue Espaces Africains : https://espacesafricains.org/
Courriel – Revue Espaces Africains : revue@espacesafricains.org
ISSN : 2957-9279
Courriel – Groupe de recherche PoSTer : poster_ujlog@espaces.africians.org
URL – Groupe PoSTer : https://espacesafricains.org/poster/

© Éditeur

– Groupe de recherche Populations, Sociétés et Territoires (PoSTer) de l’UJLoG
– Université Jean Lorougnon Guédé (UJLoG) – Daloa (Côte d’Ivoire)

© Référence électronique

Georgin MBENG NDEMEZOGO, « l’imaginaire du serpent-argent : Entre légendes urbaines et violence de l’imaginaire », Revue Espaces Africains (En ligne), 2 | 2022 (Varia), Vol. 2, ISSN : 2957 – 9279, mis en ligne le 30 décembre 2022.

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