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Revue Espaces Africains - Groupe de recherche pluridisciplinaire et international « Populations, Sociétés & Territoires » (PoSTer)

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Adingra Magloire KRA


Migrations et intégration des mandé-ligbi chez les koulango de Côte d’Ivoire (XVIIIE – XIXE siècles)

Migrations and integration of the mandé-ligbi among the koulango of Ivory Coast (18 th – 19 th centuries)


Adingra Magloire KRA

Résumé

À la suite de migrations, le pays Koulango a accueilli sur son sol une diversité de populations d’origines mandé, voltaïque et akan. Parmi celles-ci, se trouvent les Ligbi, originaires du Haut-Niger. Leur implantation se situe probablement dans cette région au XVIIIe siècle. Originaires du Fougoula, les Ligbi de Bouna et de Kitan s’installent dans leurs localités respectives par différentes vagues successives, à la recherche de réseaux et de débouchés commerciaux. Par la suite, leurs rapports avec les Koulango se détériorent suite à des incidents liés à la guerre entre les Koulango de Bouna et les Abron et aussi dans le contexte de la déstabilisation de Bouna par les forces samoriennes. Leurs proches parents de Bondo quant à eux, sous la conduite de Morifing Sika Bamba s’installent dans la région de Bondoukou et deviennent des alliés privilégiés des Abron dans leur politique hégémonique régionale. Musulmans et commerçants spécialisés dans le commerce de l’or, les Ligbi finissent par s’intégrer dans la société Koulango par l’essor de ce commerce et le prosélytisme religieux. En outre, la pratique du masque de la société initiatique do leur ont permis de sauvegarder leurs habitudes ancestrales, dans leur zone de peuplement respectif.

Mots-clés : migration, Ligbi, Koulango, intégration, islam, commerce.

Abstract

Following migrations, the Koulango country welcomed on its soil a diversity of populations of Mandé, Voltaic and Akan origin. Among these are the Ligbi, originally from Upper Niger. Their establishment is probably located in this region in the 18th century. Originally from Fougoula, the Ligbi of Bouna and Kitan settled in their respective localities in different successive waves, in search of networks and commercial outlets. Subsequently, their relations with the Koulango deteriorated following incidents related to the war between the Koulango of Bouna and the Abron and also in the context of the destabilization of Bouna by the Samorian forces. Their close relatives from Bondo meanwhile, under the leadership of Morifing Sika Bamba, settled in the Bondoukou region and became privileged allies of the Abron in their regional hegemonic policy. Muslims and traders specializing in the gold trade, the Ligbi ended up integrating into Koulango society through the development of this trade and religious proselytism. In addition, the practice of the mask of the initiatory society did allow them to safeguard their ancestral habits, in their respective settlement area.

Keywords : migration, Ligbi, Koulango, integration, Islam, trade.

Introduction

Situé au Nord-est de la Côte d’Ivoire, le pays Koulango a longtemps été une terre de convergence et d’accueil des migrants d’origines diverses, depuis le XVe siècle, notamment les mandé, les voltaïques et les akan[1]. Dès leur arrivée, les nouveaux venus s’intègrent dans leur nouvel espace à travers leur projet politique[2] et parfois leurs activités socioéconomiques et culturelles.

C’est le cas des Ligbi du Nord-est de la Côte d’Ivoire (figure 1), installés depuis le XVIIIe siècle dans la région de Bouna et leurs proches parents du village de Bondo qui se sont solidement établis dans ces différentes localités depuis plusieurs siècles.

Ainsi, il est important de savoir comment se sont opérées l’implantation et l’intégration des Ligbi dans l’espace Koulango dans le Nord-est de la Côte d’Ivoire, depuis leur arrivée au XVIIIe siècle, jusqu’à la présence coloniale française dans la région au XIXe siècle ?

Au XVIIIe siècle, les Ligbi s’installent dans la région de Bouna. Tandis que le XIXe siècle marque le début d’un nouvel ordre, à travers l’occupation coloniale française de la région de Bouna et de Bondoukou.

L’objectif de cet article est d’étudier l’intégration et la particularité des Ligbi du Nord-est de la Côte d’Ivoire dans leur zone d’implantation, durant deux siècles d’évolution (XVIIIe-XIXe siècle).

Notre méthodologie s’appuie sur la collecte de sources orales et de sources écrites sur la question. Les sources écrites sont essentiellement composées de sources imprimées françaises datant de l’époque coloniale. Nous avons aussi mené des enquêtes orales complémentaires sur les Ligbi de Bouna et de Bondo aussi bien qu’avec les autochtones Koulango de ces différentes localités, en passant au crible les différentes informations reçues à travers un appareil critique rigoureux.

Pour cela, notre plan s’articule autour de trois axes majeurs : le premier aborde la question des origines et du peuplement des Ligbi du Nord-est de la Côte d’Ivoire. Le second analyse les rapports entre les Koulango et les Ligbi, et le troisième explique l’intégration religieuse et culturelle des Ligbi en pays Koulango.

Fig. 1 : Sites d’implantation des Ligbi dans le nord-est de la Côte d’Ivoire

1. Origines et peuplement des Ligbi dans le Nord-est de la Côte d’Ivoire

Originaires du Haut-Niger, les Ligbi s’installent progressivement dans le Nord-est de la Côte d’Ivoire à partir de Bouna. De cette localité, ils se dispersent par la suite à Kitan et à Bondo.

1.1. Origines et peuplement des Ligbi de Bouna

Connus sous le patronyme de Bamba et islamisés de longue date, les Ligbi ont, d’après certains auteurs tels que Person (1964 : 328) et Goody (1964 : 196) comme origine lointaine le Haut-Niger, c’est-à-dire la région des frontières actuelles de la Guinée, de la Côte d’Ivoire et du Mali d’où ils auraient migré vers l’est jusqu’à Begho. Ils sont aussi probablement à l’origine de l’émergence du plus ancien centre commercial de la sous-région, dans la première moitié du XVe siècle : Begho. (Terray 1995 : 335). Ils parlent une langue que les linguistes classifient comme proto-Dioula. Analysant le parler Ligbi, Painter (1966 : 63) a estimé que ceux-ci se sont séparés des autres Mandé il y a 2900 ans. Selon Tauxier (1921 : 68), les Ligbi sont des proto-Dioula très proches parents des Huela et des Numu.

D’après la tradition recueillie sur place à Bouna, les Ligbi disent être originaires de Fougoula (Banda) et ont essaimé dans la région de Bouna par vagues successives. Cette version est attestée par Binger au cours de son passage dans le Fougoula. Ils se sont installés à Bouna dans le courant du deuxième quart du XVIIIe siècle (Boutillier 1993 : 286). Kamara (2012 : 76) confirme que ceux du quartier Ligbiso à Bouna, revendiquent formellement des liens de parenté avec le groupe Ligbi qui a essaimé dans la région incluant Banda (Fougoula) et Bégho.

La première migration Begho-Banda aurait eu lieu avant l’éclatement de Begho et aurait été liée à la découverte de placers d’or dans la région de Banda par des migrants Nafana, auxquels se seraient très vite associés les Ligbi qui étaient déjà à cette époque spécialisés dans la commercialisation de l’or. (Levtzion 1968 : 11). Ainsi, les Ligbi constituent l’avant-garde « …des Soninkés rompus aux techniques du commerce de l’or et qui parlent précisément des dialectes bambaras du fait du brassage des deux groupes sociaux » (Diabaté 1987 : 64). La deuxième vague des migrations Ligbi de Begho à Banda aurait été la conséquence de la disparition de Begho.

Dans leurs migrations de Banda à Bouna, les Ligbi se déplacent une fois encore en deux vagues successives, à quelques années d’intervalle l’une de l’autre. Le premier groupe s’installe à Lya dans la région de Bolé où ils extrayaient de l’or, et aux abords de la Volta à Kintani. Le deuxième groupe aurait tenté une installation beaucoup plus au nord dans la région de Safané-Boromo (Burkina Faso actuel) avant de revenir vers le sud et d’être retenus par le roi de Bouna qui leur désigna les Camara comme hôtes (Boutillier 1993 : 286).

Les Ligbi sont présentés aux Kamara qui leur cèdent une portion de terre. Cela est dû au fait que les Ligbi étaient musulmans et comme les Kamara sont le premier groupe musulman à s’installer à Bouna, tous les Dioulas qui y arrivent leur sont d’abord présentés (Kamara 2012 : 164).

1.2. Origines et peuplement des Ligbi de Bondo

Les Ligbi de Bondo nous présentent l’origine de leur peuplement selon la version suivante :
Nos ancêtres sont originaires de la Lybie sous la conduite de Sika Morfing Bamba. De cette région ils parvinrent dans la localité de Kakala (Nigeria) et traversèrent par la suite Zazula (Niger) pour atteindre le pays Mandé au Mali. Leur principale activité à cette époque était le commerce de l’or. De ce pays, ils continuèrent la marche vers Lorhopéni (Burkina-Faso), prolongèrent leur randonnée dans la zone Kong (Côte d’Ivoire), puis finirent par s’installer à Bouna où ils écrivirent un livre sur l’islam. Il y a des Bamba dans tous ces villages cités aussi bien qu’à Kitan. L’un des leurs eut des relations intimes avec une femme Koulango rejetée comme une sorcière et elle tomba enceinte. Elle accoucha à Bondogbéhi près de Sanguieta. A leur arrivée sur leur site actuel, ils rencontrèrent les Koulango de Bililikéi. Il leur dit d’aller au pied de l’arbre Lakô pour installer l’étranger musulman. Il y avait les gens de Dorevagne, Dinaoudi et Torosanguéhi. Il dit : ‘’gbodohein’’ signifie ‘’mon siège sera installé ici’’ dans la langue Ligbi.

L’analyse approfondie de ce récit nous révèle qu’après leur périple dans le haut-Niger ils ont transité par Kong. Kodjo (1987 : 176) révèle effectivement la présence des Ligbi à Kong en montrant leur rôle dans le commerce de l’or et de la kola. La dernière ville qu’ils ont traversée avant de continuer la marche vers la région de Bondoukou, est celle de Bouna.

Étant donné que la zone de Bouna constitue une étape décisive au cours de ce processus migratoire, nous comptons exploiter deux indices importants qui pourraient nous aider à retracer leur descente progressive dans la zone de Bondoukou : la ville de Bouna et leur relation privilégiée avec l’Abron-gyaman.

De notre point de vue, les Ligbi de Bondo seraient une fraction mandé originaire de Bouna qui déserta la ville depuis la première moitié du XIXe siècle, dans le contexte de la troisième guerre des Abron contre Bouna survenue en 1820. En effet, d’après des versions concordantes fournies par Boutillier, et par nous-mêmes, la guerre Abron-Koulango de Bouna survenue en 1820 a pour origine un incident entre un ibio (prince Koulango) et un Ligbi ou Pantara de la ville. Les Koulango se sentant menacés ont repoussé les Ligbi jusque dans la zone de Bandoli (70 km au sud de Bouna). (Boutillier 1993 : 95). De là, une scission s’opéra : Un groupe prit la direction de Bolé et un autre, celle de Bondoukou. C’est le deuxième groupe qui se dirigea probablement plus tard à Bondo sous la conduite de Morfing Bamba. Cette hypothèse pourrait se justifier par le fait que leur installation dans cette zone isolée de tout contact de groupes mandés fait plutôt penser à une zone de refuge, plutôt qu’à une zone de négoce. Étant donné que les Ligbi étaient historiquement des commerçants d’or, ils s’installaient dans des localités stratégiques en nouant des contacts diffus avec d’autres marchands. C’est le cas des nombreuses villes du bassin de la moyenne Volta où des groupements Ligbi se retrouvent notamment à Bolé, Salaga, Banda, Sansané-Mango, Wenchi et Kintampo. L’ensemble de ces groupements Ligbi forment un réseau dans la zone de commerce mandé et haoussa. (Binger 1892 : 145-146). Mais, leur installation à Bondo, en plein cœur du pays Koulango a certainement été favorisée par les Abron-Gyaman, en récompense du rôle joué à leurs côtés en tant qu’alliés durant le conflit contre Bouna, à l’instar des autres groupes Malinké-Dioula installés dans le Barabo.

Par ailleurs, pour ce qui est de l’origine du nom Bondo attribué à cette localité, deux versions divergentes ont été recueillies. La première provient des Koulango et la deuxième émane des Ligbi. La première version stipule que le nom de la localité est lié à l’idée de la recherche d’un grand espace pour accueillir une forte population qui donne l’expression : « Bô Gbohou » sous la houlette de leur ancêtre fondateur du nom d’Insê-Tanwô. La deuxième version qui serait issue de la langue Ligbi désignerait l’installation d’un siège à l’endroit où ils se sont établis : « Gbodohin ». La version fournie par les Koulango n’est pas crédible parce que ces derniers étant les présumés autochtones des lieux vivaient déjà dans la localité du nom de Lanagaré. En réalité, le nom Bondo provient effectivement de la tradition Ligbi. Mais contrairement à leur version, il désignerait tout simplement le nom de leur célèbre masque appelé Gbon qui était très pratiqué dans la localité à leur arrivée. Ainsi, le nom Bondo peut être décomposé en deux : le préfixe Bon ou Gbon et le suffixe Do. Le Gbon désigne le masque Ligbi et le Do désigne la connaissance initiatique dans la société mandé. (Capron 1957 : 85). Gbondo ou Bondo désigne en réalité la société initiatique dans laquelle le masque Gbon se pratiquait. En effet, la célébrité du masque Gbon attirait l’attention des contemporains au point où Tauxier donne quelques précisions : « A Bondo où le Gbon était plus fort de tous ». Le nom Gbondo ou Bondo est certainement lié à cette célèbre pratique du masque dans cette localité. On pourrait cependant s’étonner de la pratique du masque dans cette société mandé islamisée depuis une époque reculée. Il faudrait reconnaître que l’islamisation des sociétés africaines n’a pas complètement mis fin à leurs habitudes culturelles ancestrales. Ainsi comme le signale Froelich (1962 : 122) : « il y a eu imprégnation de l’Islam par l’animisme qui, à son tour s’est laissé imprégner par l’Islam ».

2. Les rapports entre les Ligbi et les Koulango de Bouna et ceux de l’Abron-Gyaman

Les rapports entre les Ligbi et les Koulango de Bouna étaient fondés sur les activités commerciales, même si parfois au niveau sociopolitique, des incidents les fragilisaient. Par contre, les Ligbi de Bondo développaient avec les autorités politiques du royaume Abron-gyaman des rapports d’amitié et de fraternité.

2.1. Les relations entre les Ligbi et les koulango de Bouna

Les relations entre les Ligbi et les souverains de Bouna étaient fondées sur le respect intercommunautaire à l’instar des rapports entretenus entre les dignitaires du royaume et les autres communautés Malinké-dioula. Aussi, les Ligbi ont joué un rôle important dans le développement de Bouna en tant que cité marchande, à travers l’une de leurs principales activités qui est le commerce de l’or, et l’ont par la suite étendu au commerce des captifs, de la noix de kola et de nombreuses autres marchandises. (Boutillier 1993 : 286-287). De plus, les souverains accordaient une grande importance à l’ensemble de la communauté musulmane. Cependant, des crises graves survenues à des périodes distinctes ont considérablement fragilisé les relations entre les Koulango et les Ligbi de Bouna. Il s’agit d’un conflit rangé entre la communauté Koulango et Ligbi et par la suite, une affaire de trahison des Ligbi à l’égard des Koulango, dans le contexte de la présence samorienne dans la région. La tradition recueillie à Bouna explique la cause du conflit qui opposa les Koulango aux Ligbi et qui déboucha à une expédition militaire des Abron contre Bouna en des termes suivants :

« Un prince Koulango laissa comme gage, son couteau à une jeune vendeuse de « besô » (tchapkalo de miel) pour facture impayée. Un jeune Dioula Ligbi emprunta le même couteau auprès de la jeune vendeuse en se pavanant fièrement dans le village. Les amis du prince Koulango prirent cela comme un affront et promirent de lui régler son compte. Après la mise en exécution de leur intention, une bagarre rangée entre les Ligbi et les Koulango provoqua la fuite des Ligbi dans un village Abron. Mais, les Koulango poursuivirent les fugitifs jusque dans ce village et massacrèrent les habitants. Le roi Abron informé le prit comme une déclaration de guerre et apprêta ses troupes pour mener une descente musclée sur Bouna qui aboutit à la décapitation du roi de Bouna du nom de Tiemponu ». (Kra 2014 : 153).

La tradition de Bouna révèle à travers ce récit que la cause principale des heurts entre Koulango et Ligbi qui provoqua la déstabilisation du royaume est liée à une affaire banale de couteau. Cependant, la version des traditionnistes Abron met plutôt en exergue leur volonté hégémonique. Même si cette version recueillie à Bouna est tout à fait différente de celle racontée par les Abron, il y a lieu tout de même de reconnaître l’idée selon laquelle, les Ligbi ont été rendus responsables de l’expédition militaire des Abron contre Bouna. Dans tous les cas, près de sept décennies plus tard, les Ligbi ont été encore cités dans une affaire de trahison dans le contexte de la présence samorienne à Bouna. La tradition signale que ce sont les Ligbi qui auraient conseillé au roi de Bouna d’envoyer à Saranké –Mori un cheval blanc appartenant au chef de Yalo, en signe de volonté de paix (Boutillier 1993 : 134). La démarche des Ligbi auprès des autorités de Bouna, qui aurait porté le coup fatal aux Koulango est considérée comme une trahison, car Jean Holden, signale que :

« …Parmi les Dyula, les Camara et les Kuribari combattirent aux côtés du Bouna Masa, (…) tandis que la plupart des Ligbi sembleraient avoir aidé ceux qui attaquaient. Des exécutions sélectives suivirent, surtout parmi les Koulango (…) tandis que le commandement ligbi semble avoir bénéficié de mesures de grâce » (Holden 1970 : 100).

Holden ajoute qu’en ce qui concerne les quartiers non ibio-koulango, le plus éprouvé fut le quartier haoussa où, par vengeance, Saranké Mory fit massacrer 400 hommes ; parmi les autres, ce sont les Camara, les Watara, les Cissé qui semblent avoir le plus perdu d’hommes, tandis que les quartiers partisans d’une collaboration active avec les Sofas comme les Ligbi, Kari-Dioula sortirent à peu près indemnes du conflit.

2.2. Les relations entre les Ligbi de Bondo et l’Abron-Gyaman

A ce sujet, il faut signaler que la plupart des Malinké-Dioula installés dans le pays Koulango et Abron ont été des conseillers des souverains. Les Ligbi ne font pas exception, car ceux de Bondo par exemple, jouissent des rapports privilégiés avec les Abron-Gyaman. Mieux, les Ligbi de Bondo ont développé un sentiment de supériorité socioreligieuse et sociopolitique vis-à-vis des autochtones Koulango. Le récit suivant pourrait mieux le traduire :

A notre arrivée, le chef de Dorevangne du nom de Bodia fut mystiquement vaincu par Morofing Sika Bamba à la suite d’un combat mystique. La tenue du chef de Dorevangne fut accrochée dans une forêt du nom de Fotoué, elle est devenue une forêt sacrée. En guise de moquerie on désigna cette défaite par l’expression « Bodia fereya ». Par la suite ils partagèrent le cabato (repas fait à base de mil) ensemble.

Ce récit traduit fidèlement la domination de la religion musulmane sur les pratiques religieuses ancestrales. D’ailleurs, l’une des manifestations de ce complexe de supériorité religieuse des Ligbi de Bondo est le refus de l’introduction du célèbre culte du Sakrobundi des Koulango du quartier Lanagaré. Cette perception a bien évidemment des répercussions sociopolitiques. En effet, trois grands quartiers cohabitent à Bondo : le quartier Koulango (Lanagaré) et deux autres quartiers appartenant aux Ligbi que sont Ambigbori et Anveyo. En principe, chaque quartier a son chef. Mais les Ligbi estiment que le Togôdjisiê est le chef « suprême » de tout le village. D’ailleurs, ils ne reconnaissent même pas que les Koulango de Lanagaré les ont devancés sur le site. La raison principale qui explique leur attitude est qu’à leur arrivée, ils ont bénéficié du soutien et de la protection des souverains du royaume Abron-gyaman qui menaient des campagnes de soumission des Koulango de cette partie du pays. C’est ce qui justifie l’enrôlement des Ligbi de Bondo dans les troupes de l’Ahenefie (Allou 2002 : 427). Ainsi, en faisant d’eux des alliés, les Abron pouvaient contrôler les Koulango de cette zone. Au départ, le souverain demande à Morfing Bamba de « prier pour lui » ; le saint homme accepte, et renonce à l’or que ses confrères ont coutume d’exiger en pareil cas ; ils revendiquent simplement pour les ressortissants de Bondo, l’immunité judiciaire comparable à celle dont jouissent les Dioula de Bondoukou et satisfaction lui est donnée. (Terray 1995 : 468). Par ailleurs, quel est le processus d’intégration des Ligbi dans le pays Koulango ?

3. Les pratiques socioculturelles et religieuses des Ligbi et leur intégration dans la société Koulango

L’intégration des Ligbi dans le pays Koulango a été possible grâce à leur implication dans les activités socioéconomiques, sociopolitiques, socioculturelles et religieuses.

3.1. Le processus d’intégration des Ligbi à travers les activités socioéconomiques, sociopolitiques et culturelles

Au niveau socioéconomique, nous l’avons déjà signalé, l’une des activités principales des Ligbi est le commerce de l’or. Cette activité a non seulement suscité des migrations, mais a aussi facilité leur intégration dans les sociétés où ils se sont installés. Raison pour laquelle, les Ligbi étaient des conseillers du souverain de Bouna.Au niveau sociopolitique, il faut signaler que contrairement à Bouna où les Ligbi forment simplement un quartier représentatif (Ligbiso), les Ligbi de Bondo ont plutôt une organisation particulière pour la gestion des affaires publiques du village. Ainsi, le chef « suprême » des habitants de Bondo est un Ligbi qui a pour nom de règne Togôdjisiê. Quatre clans se succèdent à tour de rôle sur leur siège, ce sont : le clan Ambilago, le clan Oudara, le clan Bekouo et le clan Gbaraoudi. On choisit le plus âgé du clan à tour de rôle selon le mode de succession patrilinéaire. Ceux qui intronisent le chef des Ligbi sont considérés comme les pères des chefs, issus de deux différentes familles du clan djelemogo, et du clan Tolomangô. Aussi, ces derniers participent-ils à l’intronisation officielle du chef Koulango du quartier Lanagaré. Par ailleurs, au niveau culturel, il faut signaler que les Ligbi avaient la particularité de la pratique du masque appelé le sourado qui est le Gbon des sociétés sécrètes mandé.Le but de la société est de démasquer les sorciers et de les mettre hors d’état de nuire, provisoirement ou définitivement. Le chef du Gbon est un vieil homme du quartier Libgi qui en est comme le propriétaire : il en a hérité de son père et son fils en héritera ; il sort la nuit à certaines occasions, revêtu de son masque et suivi de ses adeptes. Ils parcourent la ville au rythme d’une danse qui leur est propre : sura dwonu ; en principe aucune personne en dehors des propres adeptes du Gbon n’a le droit de les voir (Boutillier 1993 : 352).

D’ailleurs, au cours de son travail de terrain dans le Nord-est de la Côte d’Ivoire, Bravmann attribue le Gbon des Ligbi au masque leu ou masque phacochère qui ouvrait la cérémonie en dansant seul, précédant les danseurs masqués accompagnés de tambours et de chants. Selon Bravmann (1974 : 166), le masque leu est « hautement respecté pour sa force et sa beauté, et s’il inaugure seul la cérémonie, c’est qu’il est considéré comme une bonne fondation sur laquelle le rituel peut s’exécuter ».

Tauxier nous présente quelques exploits accomplis par le Sourado qui, comme tous ses cousins Gbons, est doué de facultés extraordinaires, si l’on en croit les indigènes. Les hommes qui portent le masque peuvent s’asseoir tranquillement sur un énorme brasier ; au lieu de brûler eux-mêmes, c’est le brasier qui s’éteint. D’autres montent sans effort, d’un seul saut, sur un grand arbre ou sur une case. A travers le toit de paille de celle-ci, ils peuvent lancer du feu à l’intérieur sans provoquer d’incendie, et c’est une des plaisanteries qu’ils aiment faire, dit-on, aux sorcières notoires, que de les arroser de feu pendant leur sommeil (Tauxier 1921 : 391).

Les nuits où le Gbon sort, tout le monde se terre à l’intérieur des maisons et si la troupe du Gbon rencontre sur son chemin un homme qui n’en fait pas partie, celui-ci est ‘’chicotté’’ vigoureusement. L’interdiction pour une femme de voir le Gbon est encore beaucoup plus forte. Cependant selon Tauxier, : « …A Bondo où le Gbon, disent les indigènes, ‘’est le plus fort de tous’’, ce sont des femmes qui préparent et entretiennent les vêtements et tous les accessoires » (Tauxier 1921 : 391).

3.2. L’islamisation des Koulango de Bondo et ses environs par les Ligbi et l’adoption de la langue koulango

Les Ligbi de Bondo ont joué un rôle important dans l’islamisation de la localité et ses environs. En effet, musulmans de longue tradition, les Ligbi ont aidé à la propagation de l’islam à travers leurs activités commerciales, les relations matrimoniales et la construction des mosquées.

Les activités commerciales ont joué un rôle important dans l’islamisation des autochtones du pays Koulango. Partout où les commerçants s’établissaient, ils observaient les rites religieux et cela constituait un canal de conversion par excellence des autochtones. Un autre point important est l’introduction des tenues d’apparat islamiques et des objets de piété (boubou, bonnet, chapelet, Coran etc.) qui étaient non seulement fort appréciés par les Koulango, mais constituaient aussi des éléments de distinction sociale. Ces nouveaux produits ont certainement attiré la convoitise des autochtones voyant à travers la religion islamique, l’introduction d’une nouvelle civilisation.

Les relations matrimoniales étaient un puissant moyen de vulgarisation du savoir islamique. D’abord, au niveau même des principes qui régissent le mariage, l’autochtone koulango qui aspire à prendre une épouse malinké devrait au préalable se convertir à l’islam. De même, les musulmans qui prenaient pour épouse les femmes koulango devraient avant tout, la soumettre à l’islam.

Ainsi, c’est sous la supervision de la première autorité religieuse islamique qui est l’imam que le mariage est scellé. Aussi, les autochtones adoptent-ils le dyamu de ceux qui les ont convertis à l’islam. Raison pour laquelle, dans la localité de Bondo et ses environs, les Koulango convertis à l’islam ont adopté le dyamu Bamba. C’est le cas des Koulango de Deba, Dovangne, Kpanayo, Biraoudi, Bilikéi etc.

Par ailleurs, la construction des mosquées et l’implication des marabouts sont des canaux de vulgarisation de l’islam. Les mosquées permettent aux musulmans de se rassembler pour leurs prières quotidiennes, au cours desquelles ils assistent à des séances de prêches et d’enseignement du Coran. (Marty 1922 : 227). Aussi, les marabouts, à travers l’usage des charmes islamiques défient les prêtres des divinités locales.

Le processus d’adoption de la langue Koulango par les Ligbi est essentiellement fondé sur trois facteurs : La solidité des structures sociales de base des autochtones Koulango, l’isolement des Ligbi dans cette partie du pays et les relations matrimoniales. En premier, la solidité des structures sociales de base des Koulango a été l’une des raisons fondamentales de l’expansion de leur langue, malgré les différentes vagues migratoires qui ont déferlé sur leur territoire. Ainsi, la gestion des affaires du village par le chef de village, et le rôle immense joué par le chef de terre dans la pratique des cultes ancestraux et la sacralisation de nature ont durablement aidé les Koulango à préserver leur tradition ancestrale (langue, religion, etc.). Ensuite, parlant d’isolement des Ligbi de Bondo, il faut d’ores et déjà signaler que les Ligbi se sont installés dans une zone entourée uniquement de villages Koulango (figure 2) solidement attachés à leur tradition. Il n’existait aucun village d’origine Malinké-dioula dans leur zone d’installation pour ne serait-ce qu’espérer parler une langue apparentée. L’adoption de la langue Koulango par ces derniers allait de soi, du moment où il n’y avait d’autres alternatives pour se faire comprendre et se faire accepter par les femmes Koulango que de parler la langue des autochtones.

Ainsi, les relations matrimoniales entre les Ligbi et les Koulango comme nous venons de le voir plus haut conduisaient inexorablement à la conversion à l’islam, soit de la femme à marier par les musulmans ou soit de la conversion de l’homme qui désire épouser la femme musulmane Ligbi. Dès lors, du moment où ce sont les femmes autochtones Koulango qui étaient à cette époque, les plus sollicitées, les enfants issus de ces relations parlaient la langue de leur mère, d’où l’adoption de la langue Koulango.

Cependant, les relations matrimoniales étaient interdites entre les Ligbi et les forgerons Numu et entre les Ligbi et les griots. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas nouveau, car la plupart des sociétés de caste interdisaient les mariages entre elles pour préserver la vitalité de leurs pratiques ancestrales afin de les perpétuer de génération en génération. Même si les traditionnistes ne nous ont pas donné les raisons de cet interdit, nous pensons que c’est en raison de leur attachement profond à l’islam et à la manipulation de l’or. C’est le cas des interdits matrimoniaux entre les Huéla et les Numu

Fig. 2 : La localité de Bondo en plein cœur du pays koulango

Conclusion

Au terme de cette étude, il est important de souligner que d’origine mandé, les Ligbi s’installent dans le pays koulango à partir du XVIIIe siècle. Leur activité principale étant le commerce de l’or, les Ligbi s’intègrent progressivement dans leur zone d’implantation respective à savoir : Bouna, Kitan et Bondo.

Dans la ville de Bouna, les Ligbi ont eu des relations parfois tumultueuses avec les autorités politiques du royaume koulango, entrainant la destruction de la ville, car ils étaient à la fois des alliés des Abron en 1820 et des alliés de Samory en 1897. Plus au sud, les Ligbi de Bondo, proches parents de ceux de Bouna, s’installent sur les terres des Koulango de Lanagaré. Ils adoptent le parler koulango des présumés autochtones des lieux et jouent un rôle important dans l’islamisation de cette zone et la diffusion du dyamu Bamba. En outre, l’une des pratiques culturelles des Ligbi est le masque Gbon de la société initiatique do qui est d’après nos investigations, probablement à l’origine du nom Bondo attribué à ce village, après leur arrivée sur ce territoire. Aussi, à la différence des Ligbi de Bouna qui n’ont qu’un quartier représentatif, leurs proches parents de Bondo imposent leur notoriété dans la ville, grâce à l’islam, à leur société initiatique masquée et à cause de leur alliance avec les Abron-Gyaman. Pour cette raison, le symbole du pouvoir et de l’autorité politique et religieuse de cette localité est le Togôdjisiê (le détenteur du savoir coranique).

références bibliographiques


ALLOU Kouamé René, 2002. Histoire des peuples de civilisation Akan des origines à 1874, Thèse pour le (Doctorat d’État). Université d’Abidjan.

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BAMBA Daouda (El Hadj), Marabout (Karamogo) à Bondo. Entretien réalisé le 11 Décembre 2021 (Entretien public).

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Auteur

Dr Adingra Magloire KRA
Enseignant-chercheur en Histoire
Université Jean Lorougnon Guédé de Daloa (Côte d’Ivoire)
Adresse postale : BP 150 Daloa
Courriel : maglish@hotmail.fr

© Édition électronique URL : https://espacesafricains.org/

© Éditeur – Groupe de recherche Populations, Sociétés et Territoires (PoSTer) de l’UJLoG – Université Jean Lorougnon Guédé (UJLoG) – Daloa (Côte d’Ivoire)

© Référence électronique Adingra Magloire KRA, « Migrations et intégration des Mandé-Ligbi chez les koulango de Côte d’Ivoire (XVIIIe-XIXe siècles) », Revue Espaces africains (En ligne), 1 | 2022, mis en ligne le 1er septembre 2022.
  1. Les Mandé de Bouna sont : les Komala (avec le dyamu Gbané et Grafouté) et les Camara (avec le dyamu Camara) du quartier Hingbê, les Kamara, les Diabagaté, les Ouattara, les Touré, les Ligbi (avec pour dyamu Bamba) et les Cissé. Ceux de Bondoukou sont les : Donso (Watara), Kamaraya (Kamarate), Koko (Derebu), Kumbala (Bane), Kari Dioula (Diabarate), Neneya (Bane et Watara) et enfin les Timité. Des Ouattara et des Gbane s’installent dans la région de Nassian au début du XVIIIe siècle. Les Gbané s’installent précisément à Kakpin. Dans le Barabo (région de Sandegué), les Malinkés s’installent à Sanguehi (Ouattara), Talahini (Ouattara) et à Banakagni (Kamagaté) au milieu du XVIIIe siècle. Les Voltaïques du pays Koulango sont : les Nafana (Bondoukou, Tambi etc.) ; les Degha (Motiamo, Zagala et Burumba) ; les Lobi (région de Bouna) ; Les Akan du pays Koulango sont : les Abron (Région de Bondoukou et Tanda) ; les Agni Bona (Kounfao) et les Agni Bini (Kouassidatékro). (Kra 2014 : 98-126).
  2. Il s’agit précisément du projet
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