Espaces Africains

 


Les activités interlopes à la frontière sud du Gabon : Acteurs et enjeux

Interloping activities on Gabon’s southern border : actors and issues 


Christian WALI WALI – Stéphane ONDO ZE

 

Résumé

Cette étude présente les principales activités interlopes à la frontière sud du Gabon dans les départements de la Louétsi-Wano, la Boumi-Louétsi et la Louétsi-Bibaka. Elle examine les enjeux économiques, environnementaux et sécuritaires. La méthodologie utilisée combine le corpus documentaire, l’observation et les entretiens semi-directifs avec des agents de l’administration (civil, paramilitaire ou militaire) et les auxiliaires de commandement. Le travail utilise également des données secondaires tirées des rapports officiels et de la presse. L’observation et les entretiens sur le terrain ont été réalisés à Mouila, Lébamba, Malinga et Lékindou, entre août et septembre 2019 et en mai 2021. L’enquête fut complétée par d’autres entretiens à Libreville auprès des responsables de gestion des parcs nationaux et ceux du ministère des eaux et forêts. Les résultats obtenus montrent que les principales pratiques illicites identifiées sont l’orpaillage clandestin, le braconnage des animaux et le trafic d’ivoire. Ces activités interlopes sont localisées le long de la dyade Gabon-Congo. Les circuits de commercialisation sont locaux et transétatiques. Les groupes d’acteurs impliqués dans l’exercice de ces activités sont les trafiquants, la population riveraine, les transporteurs routiers et les agents de l’administration.

Mots-clés : Gabon, Congo, activités interlopes, frontières, trafiquants

Abstract

This study presents the main interloping activities on the southern border of Gabon in the departments of Louétsi-Wano, Boumi-Louétsi and Louétsi-Bibaka. It examines the economic, environmental and security issues. The methodology used combines the documentary corpus, observation and semi-structured interviews with agents of administration (civilian, paramilitary or military) and command auxiliaries. The work also uses secondary data from official reports and the press. Field observation and interviews were conducted in Mouila, Lébamba, Malinga, and Lékindou, between August and September 2019 and in May 2021. They were completed in Libreville with national park management officials and those of the Ministry of Water and Forests. The results obtained show that the main illicit practices identified are illegal gold panning, animal poaching and ivory trafficking. These interloping activities are located along the Gabon-Congo dyad. Marketing channels are local and trans-state. The groups of actors involved in the exercise of these activities are the traffickers, the local population, the road transporters and the agents of the administration.

Keywords : Gabon, Congo, interloping activities, borders, traffickers

Introduction

La dyade qui sépare les républiques du Gabon et du Congo est le théâtre de mouvements interlopes qui s’affranchissent de la rigidité politico–sécuritaire caractéristique de ce segment de frontière (Loungou 2001 : 79). Les activités interlopes renvoient aux affairements illégaux et aux pratiques frauduleuses qui échappent au suivi et au contrôle des autorités (Ropivia 2010 : 231). Ces activités usent pleinement de pratiques de contournement et de transgression des dispositifs légaux des États (Bennafla 2014 : 1348). Aussi, s’opposent-elles à l’autorité publique et au contrôle que ce dernier est en droit d’exercer sur son territoire (Ondo Ze 2016 : 47).

Par leurs auteurs et leur incidence, les mouvements interlopes présentent une dimension transétatique indéniable (Ndong Beka II 2018 : 10). Aussi, prennent-ils leur plein potentiel dans les espaces frontaliers. La transgression de la frontière qu’induisent ces mouvements profite de la porosité de l’interface Gabon-Congo entretenue par les aires sociolinguistiques qui s’étendent de part et d’autre de la dyade (Wali Wali 2019 a : 253). Cette porosité, associée au cadre rigide du dispositif politico-juridique de la frontière, explique l’usage de circuits parallèles par la population de cet espace transfrontalier (Loungou 2001 : 80-81). Ces circuits intègrent l’exercice d’activités socioéconomiques ayant un caractère essentiellement informel, assez remarquable dans le cas de circulations transétatiques de biens de consommation courante (Bennafla 2014 : 1343). Toutefois, les mêmes circuits sont encore mobilisés dans la géographie que dessinent les mouvements interlopes au Gabon et au-delà de sa frontière.

Les activités interlopes impactent tout particulièrement les lieux de patrimonialisation environnementale situés dans les zones frontalières (Ondo Ze & Ndong Ndong 2019). La richesse faunistique, floristique et minière qui s’y concentre, au Sud comme au Nord du Gabon suscite la convoitise d’une grande variété d’acteurs (Ondo Ze 2016 : 16). Ce d’autant plus que ces étendues forestières constituent une zone grise dans des confins frontaliers que l’État peine à véritablement intégrer au reste du corps territorial (Minissian 2011 ; Rosière 2008 : 311). Ces caractéristiques rendent ces zones propices au développement des trafics illégaux dont les plus emblématiques sont l’orpaillage clandestin, le braconnage de la faune sauvage et la contrebande d’ivoire. Comment ces activités structurent le territoire autour de la frontière entre le Gabon et le Congo ? Quels sont les acteurs et les stratégies à l’œuvre ? Quels en sont les enjeux ?

Comparativement au Nord du Gabon, notamment les dyades que partage le Gabon avec le Cameroun et la Guinée-Équatoriale, abondamment étudiées (Ndong Beka II 2020 ; Ndong Beka II 2018 ; Ella Ondo 1997 ; Loungou 1999 ; Mvé Ebang 2011 ; Nguéma Engo, 1997), le segment de frontière qui sépare les républiques du Gabon et du Congo présente un intérêt moins affirmé pour les chercheurs (Loungou 2001 ; Wali Wali 2019 a ; Wali Wali 2019 b ; Wali Wali 2010). Le présent article vise à combler le déficit de connaissances liées aux diverses activités interlopes au niveau de l’interface Gabono-congolais, notamment sur sa partie sud, aux confins de la province de la Ngounié. Notre étude concerne précisément les départements de la Louétsi-Wano, la Boumi-Louétsi et la Louétsi-Bibaka (fig. 1). Ces départements sont adossés à un segment de dyade long de quelque 300 km ; soit plus de 1/10e de la longueur de la limite séparant les Républiques du Gabon et du Congo.

Fig. 1 : Localisation de la zone d’étude

1. Méthodologie de l’étude

Notre enquête a consisté en des observations, la réalisation d’entretiens semi-directifs et en la collecte de données in situ. La démarche de recherche initiée est à faire correspondre à une méthode empirico-inductive. Cette méthode nous a permis d’appuyer nos observations de terrain sur l’expertise des enquêtés, à même de mieux nous aider à cerner le contexte, les représentations et les spatialités d’un ou de plusieurs acteurs des activités interlopes au niveau de l’interface Gabono-congolais.

Notre procédure méthodologique a pris la forme de mouvements itératifs entre nos observations, les entretiens semi-directifs avec des agents de l’État (civil, paramilitaire ou militaire), les auxiliaires de commandement et des éléments d’analyses obtenues de notre corpus documentaire. Cette démarche nous a permis de construire le raisonnement théorique et conceptuel de l’étude. Elle a été nécessaire pour mettre en lumière les principales activités interlopes identifiées dans cet espace frontalier, les acteurs impliqués dans ces activités, ainsi que leurs stratégies. La grille de lecture à l’intention des enquêtés cadrait avec les trois axes structurant notre question de recherche. Le choix de diverses personnalités enquêtées nous a offert d’envisager différents angles d’analyse qui ont orienté notre recherche. Les entretiens ont fait l’objet de transcription et d’un codage à partir d’unité d’analyse autour de divers mots-clés (illégalité, clandestin, enjeux, méthode/stratégie, acteurs, routes, etc.). Ces unités d’analyse ont été rapportées à des concepts scientifiques de notre corpus, utiles à mieux définir notre cadre de référence, les objectifs de notre recherche et à éprouver les hypothèses qui ont émergé de nos observations.

Notre terrain difficile nous a dissuadé d’opter pour une démarche quantitative ou tout autre traitement statistique similaire. D’abord, à cause de la grande opacité caractéristique des activités interlopes dans une marge frontalière. Ensuite, la dangerosité inhérente à ces activités illégales nous a très vite contraint à une certaine discrétion durant nos séjours de recherche. Ce d’autant qu’une démarche quantitative aurait requis un échantillon représentatif plus ou moins important auprès d’une population ayant bien souvent une compréhension limitée de notre sujet d’étude et presque toujours peu enclines à s’épancher sur des activités qui, certes sont hors de tout cadre légal et réglementaire, mais qui leur sont bel et bien profitables au quotidien.

Fig. 2 : Le bâtiment de la gendarmerie et le poste-frontière à Lékindo

Cliché : Wali Wali, 2019

L’observation et les entretiens sur le terrain ont été réalisés à Mouila, Lébamba, Malinga et Lékindou, entre août et septembre 2019 et en mai 2021. À Lékindou, nous nous sommes entretenus avec le chef de regroupement et deux agents de la brigade de gendarmerie (fig. 2). À Malinga, nous avons rencontré le préfet du département de la Louétsi-Bibaka, le chef du village Rébé, un agent de la gendarmerie, le chef de cantonnement des eaux et forêts et le conservateur du parc des Monts Birougou. À Lébamba, les interviews ont eu lieu avec le commandant de brigade de la gendarmerie, le président du conseil départemental et le maire de la commune. À Mouila, nous avons rencontré le directeur provincial des eaux et forêts, le substitut du procureur du tribunal de première instance et les services de l’antenne locale de la direction de la recherche. Le but principal de ces entretiens était la collecte de données et d’informations sur les activités interlopes dans cet espace. Il était question d’obtenir des informations actualisées sur l’ampleur du phénomène dans le temps, les circuits d’évacuation et les acteurs impliqués dans la chaîne. Ces rencontres se sont poursuivies à Libreville avec des échanges avec le directeur technique de l’agence nationale des parcs nationaux (ANPN) et le responsable du projet mercure au ministère des eaux et forêts. Ces derniers entretiens nous ont permis de saisir les enjeux environnementaux et sécuritaires des trafics illégaux qui se déroulent dans la zone d’étude, d’une part, et les techniques et mécanismes opérés par ces trafiquants, d’autre part. L’étude a également eu recours aux données secondaires issues des rapports officiels et de la presse, particulièrement certaines photos et des statistiques des phénomènes étudiés.

2. Résultats

Trois résultats sont issus de la présente recherche. Il s’agit de la présentation des principales activités interlopes identifiées dans cet espace frontalier, ensuite les acteurs impliqués dans ces activités, enfin les stratégies développées par ces acteurs pour opérer leurs activités.

2.1. Les principales pratiques interlopes à la frontière sud du Gabon

Dans le Sud de la province de Ngounié, deux activités apparaissent comme les principales pratiques interlopes. Il s’agit de l’orpaillage clandestin et du braconnage, notamment celui visant les éléphants afin de contrebande d’ivoire. D’ailleurs, dans un des entretiens réalisés à Lékindou, un agent de brigade de la gendarmerie de cette localité souligne que : « De manière générale, les trafiquants sillonnent ici pour l’or et le braconnage. Vous savez que nous sommes dans les alentours du parc national des Monts Birougou dans le massif du Chaillu »[1]. Il ressort des rapports annuels de la gendarmerie, notamment des brigades de Lékindou et Malinga, que le nombre d’orpailleurs clandestins arrêtés par les gendarmes est de 16 en 2017, 21 en 2018, 7 en 2019 et 27 en 2020. S’agissant du braconnage et du trafic d’ivoire, 23 trafiquants ont été arrêtés en 2017, 22 en 2018, 21 en 2019 et 18 en 2020. Ces chiffres permettent d’avoir une idée de l’évolution de ces phénomènes dans cette zone bien que tous les phénomènes de braconnage ne soient pas tous liés à la contrebande d’ivoire.

2.1.1. L’orpaillage clandestin, une activité destructive de l’environnement

L’orpaillage est l’extraction artisanale de l’or directement dans la roche mère ou dans les lits des rivières. Lorsque l’activité est dite illégale ou qualifiée de clandestine, elle est le fait de procédé ne tenant pas compte des normes et pratiques en vigueur dans le cadre réglementaire et législatif national. L’orpaillage illégal est observable dans la zone étudiée, notamment dans les départements de la Louétsi-Bibaka (Malinga, Nzinzi, Moukouagna, Mbomo) et de la Boumi-Louétsi (Lékindou, Ngoungui, Rébé, Mikouandza) (fig. 3).

Fig. 3 : Localisation des principaux lieux de trafics illicites à la frontière sud du Gabon

Source : Enquête de terrain (2019, 2021), rapports gendarmerie et ANPN (2017, 2018, 2019, 2020)

Dans la zone de Lékindou et Malinga, l’exploitation de l’or est essentiellement artisanale. La prospection s’étend généralement sur des superficies importantes. Du fait de leur fort impact environnemental sur les écosystèmes, les méthodes utilisées dans le cadre de l’orpaillage artisanal participent à la déforestation des zones exploitées (fig. 4 ci-dessous) et à la pollution des nappes phréatiques.

Fig. 4 : Vue d’une exploitation artisanale de l’or au village Nzinzi

Cliché : Direction de la recherche de la gendarmerie de Mouila, 2019

La photographie présente une dégradation de l’environnement par la destruction des arbres. Le modus operandi utilisé par ces orpailleurs clandestins consiste à creuser de grandes tranchées tout en détruisant la forêt. D’après le directeur provincial des eaux et forêts de la province de la Ngounié, les exploitants illégaux dynamitent les roches pour se procurer le produit recherché[2].

L’eau de ces tranchées présente des marques de pollution visuelle par leur couleur verdâtre. Nous avons pu l’observer au village Koya, non loin de Lékindou. Cette coloration est consécutive à l’utilisation du mercure qui est le principal produit chimique employé dans la prospection d’or alluvionnaire par ces trafiquants d’or. La substance facilite en effet l’identification et le traitement de l’or durant le lavage des alluvions. Ce procédé, très répandu dans l’habitat forestier gabonais et propre à l’orpaillage clandestin, fait peu cas de la conservation du milieu naturel. En effet, au contact des eaux des rivières, l’oxydation du mercure libère du méthylmercure, une substance très toxique qui pénètre et empoisonne l’ensemble des organismes marin vivants, comme le poisson, abondamment consommé par la population gabonaise dans cette partie du pays. Or, la plupart des exploitations clandestines de l’or sont dans les environs des cours d’eau des écosystèmes du parc des Monts Birougou, classé site Ramsar[3]. Les sites d’orpaillage clandestin se situent particulièrement en amont de la rivière Louétsi qui traverse les départements étudiés (Louétsi-Wano, Louétsi-Bibaka et Boumi-Louétsi) pour se jeter dans la Ngounié, l’un des principaux affluents de l’Ogooué qui traverse tout le Gabon, en provenance du Congo.

Dans les campements de Koya et de Ngoungui dans lesquels nous avons été, ce sont essentiellement des hommes qui pratiquent l’orpaillage illégal. On y trouve aussi bien les étrangers que les Gabonais. Mais, ne pouvant repartir quotidiennement dans leurs pays, les étrangers vivent dans les campements dans la forêt avec leurs conjointes et leurs enfants alors que les citoyens gabonais remontent dans les villages en fin de journée. D’après les gendarmes de Lékindou, cet établissement se fait avec la complicité de certains chefs de villages. Ces derniers concèdent l’usage des terres moyennant une contrepartie financière de 10 000 à 25 000 F CFA ou du versement de 2 à 5 grammes d’or par mois. Aussi, au regard de la pénibilité du travail et l’envie d’accroître la production, les conjointes des orpailleurs et les enfants mineurs sont parfois mis à contribution pour l’extraction de l’or. La présence des conjointes et des enfants témoigne de recompositions des groupes humains ou du maintien des structures sociales préexistantes utiles à supporter la rudesse et la durée de prospection clandestine des alluvions aurifères en forêt. Cette prospection, selon nos enquêtes de terrain, dure de deux à sept mois, voire plus. La localisation de ces familles au sein des campements offre aux exploitants d’éviter des dépenses liées aux transports routiers, et la dangerosité des allers-retours sur des voies difficilement praticables en toute saison.

2.1.1. Le braconnage et la contrebande d’ivoire : une activité illégale à enjeu sécuritaire à l’interface Gabon-Congo

Le braconnage est la chasse ou la pêche illégale des espèces protégées sans autorisation et en utilisant des moyens non autorisés. Cette question ne manque pas d’intérêt tant au niveau national que dans notre zone d’étude. Sur le plan national, le gouvernement, par l’entremise du ministre de la forêt déclarait le 28 décembre 2020 à l’Assemblée nationale que le Gabon a perdu le tiers de ses éléphants sur les quinze dernières années en raison du braconnage. Il semble que la pression qu’exercent sur l’espèce les activités de braconnage dont sont victimes les pachydermes de même que le développement des industries extractives oblige les groupes d’éléphants à se rapprocher des villages.

Les résultats de nos enquêtes montrent que les espèces recherchées par les acteurs de la criminalité liée aux espèces animales sont les éléphants, les pangolins et les buffles. Les différents échanges que nous avons eus avec les chasseurs, les responsables administratifs ou militaires nous ont permis de constater que si le pangolin et le buffle sont commercialisés sur les marchés gabonais, les circuits de commercialisation des pointes d’ivoire conduisent, pour leur part, prioritairement à l’étranger. D’après le président du conseil départemental de la Louétsi-Wano[4], la pointe d’ivoire se négocie à partir de 200 000 F CFA, le pangolin à 10 000 F CFA et le buffle à 30 000 F CFA. S’agissant du pangolin et du buffle, les commerçants, généralement les commerçantes, achètent les gibiers à Lékindou ou à Malinga et dans tous les villages environnants directement aux chasseurs pour les transporter à Lébamba. Dans cette localité, une partie du gibier est vendue aux restaurateurs et aux particuliers, l’autre partie est acheminée dans les grands centres urbains, particulièrement à Libreville, la capitale du pays qui regorgent beaucoup de restaurants qui proposent des mets à base de gibier et à Port-Gentil.

En revanche, les réseaux de vente de pointe d’ivoire s’organisent de l’intérieur du Gabon vers l’étranger (Congo, RDC, Rwanda et Centrafrique). Les braconniers venant du Rwanda, de la RDC et de la Centrafrique passent par le territoire congolais pour accéder au Gabon, aidés par la population frontalière qui connaît toutes les pistes dans la forêt pour traverser la frontière impunément et arriver au sud du Gabon, souvent au cœur du parc national des Monts Birougou, sinon de sa proche périphérie[5]. Le faible niveau de surveillance de la frontière facilite ces passages. Il n’y a le long de la frontière que les brigades de gendarmerie de Lékindou et de Malinga qui n’ont que quatre et cinq agents pour surveiller une interface qui, coté gabonais, dépasse les 5 à 6 000 km².

À la frontière sud du Gabon, tout comme dans les autres interfaces frontalières, les acteurs de l’économie criminelle profitent de la marginalisation et de l’occupation lâche du territoire par l’État gabonais. Il ressort que les braconniers qui sévissent dans cette zone sont parfois équipés d’armes de guerre, ce qui pose problème pour la sûreté et l’intégrité du territoire. Pour le directeur technique de l’ANPN[6], on observe une recrudescence de la violence aux frontières gabonaises consécutive au développement des activités illicites transfrontalières. Dans une autre interview, il déclarait encore : « La menace est de plus en plus grandissante. Aujourd’hui cela fait la deuxième ou la troisième mission qu’on effectue dans la zone de Mitzic, dans les Monts Birougou, nous en avons fait cinq ou six, nous avons eu des échanges de tirs. Je me suis fait tirer dessus par ces trafiquants. Plus ça va aller, plus ils vont se fâcher en se disant que nous voulons empêcher leur business et ils vont se défendre comme cela se fait partout. Donc, nous sommes devant une escalade de la violence » [7].

2.2. Les acteurs et stratégies nationaux et transétatiques des trafiquants

Les acteurs qui pratiquent les activités interlopes observées à la frontière sud du Gabon, notamment dans les départements de la Louétsi-Wano, de la Louétsi-Bibaka et de la Boumi-Louétsi profitent du dysfonctionnement du dispositif frontalier de régulation des mouvements de population et des failles de surveillance des agents de l’État.

Quatre principaux types d’acteurs opèrent à la frontière sud du Gabon. Il s’agit des trafiquants, de la population riveraine à la frontière, des transporteurs routiers et des agents de l’administration publique. Les trafiquants sont essentiellement Gabonais, Congolais, Centrafricains, Rwandais et ressortissants de la RDC. L’ensemble de ces acteurs d’activités illicites intègre une logique d’économie criminelle reposant sur des circuits de communication, d’échange et d’intermédiaires souvent très complexes et anciens que structure la frontière.

Dans les exploitations aurifères, les Gabonais et les Congolais, majoritairement des hommes adultes dont l’âge se situe entre 20 et 49 ans, forment la part la plus importante des orpailleurs. La prospection puise la part majoritaire de sa main d’œuvre au sein de la population située dans les communes urbaines et les communautés rurales localisées de part et d’autre de la frontière. Cette population est essentiellement constituée des membres du groupe sociolinguistique Nzèbi dont l’aire de peuplement s’étend du Gabon au Congo.

De plus, des campements sauvages, originellement partie de finage villageois, sont à considérer dans le cadre des activités illicites ayant cours au sein de la forêt. C’est autour de ces campements que s’organisent les mouvements interlopes dans la région que ce soit pour le ravitaillement des exploitants, pour servir de vivier d’actifs ou pour constituer des points relais utiles à pénétrer encore plus profondément dans la forêt. Certains campements ont fini par devenir des villages du fait de la pérennisation de la présence humaine en leur sein. C’est le cas du lieu-dit « campement Koya ». Situé dans la forêt à environ 7 kilomètres du village Lékindou, ce campement constitue un passage important des produits issus des divers trafics. Les habitants de ce campement servant à la fois d’intermédiaires et d’indics aux trafiquants.

Les transporteurs routiers sont des chauffeurs des taxis brousse qui relient Lébamba aux villages de la zone de recherche. Ils sont à peu près au nombre de cinq qui assurent la liaison entre ces villages. Les transporteurs routiers exercent généralement dans l’informel, ce qui leur vaut l’appellation de « clando ». La fréquence de leurs voyages est irrégulière. Cela s’explique d’une part, du fait de nombreuses pannes enregistrées par leurs véhicules à cause du très mauvais état des voies (fig. 6) et, d’autre part, de l’insuffisance de clients pour pouvoir rentabiliser les déplacements. À Malinga par exemple, il arrive souvent qu’il s’écoule une à deux semaines sans qu’une voiture n’y aille. Ces voitures sont de type double cabine 4 x 4 (fig. 6).

Fig. 5 : Modèle de taxi brousse utilisé pour le transport entre Lébamba, Lékindou et Malinga

Cliché : Wali Wali-2019.

À côté des taxis brousse, des motocyclettes sont également usités pour le transport de la population et des marchandises. Ces taxis brousse et ces motocyclettes assurent aussi le transport entre cette zone et le département du Niari au Congo. Les transporteurs routiers contribuent au passage à la frontière des personnes et des biens souvent hors de tout cadre légal.

Les agents de l’administration publique constituent le quatrième groupe d’acteurs que nous avons identifiés. Il s’agit notamment des gardes-frontières, en l’occurrence les gendarmes et les chefs de villages qui, pour la plupart, intègrent le tissu interlope selon une stratégie propre au crime en col blanc. Le crime en col blanc fait référence à l’implication d’une élite sociale dans des activités répréhensibles par la loi. En effet, les soupçons ou les procédures judiciaires faisant la preuve de la culpabilité d’hommes politiques, d’élus de la République ou de personnalités judiciaires, voire en charge de la protection, invitent à s’interroger sur les raisons pouvant conduire ces individus à des actes de délinquance. Durant nos enquêtes, bon nombre d’habitants nous ont affirmés que certains gendarmes étaient impliqués dans le trafic et dans le braconnage des espèces protégées. Si nous n’avons pas pu obtenir un exemple précis sur les gendarmes, s’agissant des auxiliaires de commandement, c’est-à-dire les chefs de village, celui du village Nzinzi a été complice des actes d’orpaillage clandestin en usant de sa stature administrative pour faire prospérer l’activité[8]. Un autre cas a défrayé la chronique en 2019 lorsque le préfet du département de la Basse-Banio (Mayumba) et sa concubine avaient été condamnés pour vente et détention illégale d’espèces protégées.

Les activités interlopes mettent en réseau les acteurs susmentionnés et connectent des territoires de départ, de transit et de destination nationaux et transétatiques. Ces entreprises usent de stratégies diverses pour violer les lois et contourner la surveillance et le contrôle des agents. Partant des environs de Malinga et Lékindou, les trafiquants empruntent deux trajectoires pour acheminer leurs produits : le circuit national et le circuit transfrontalier (fig. 6).

Fig. 6 : Géographie des activités interlopes au sud du Gabon

Source : Enquêtes de terrain, (2019, 2021) Réalisation : Mombo D. D., 2022

Au niveau national, Lébamba est le principal point transitoire pour rallier Libreville et Port-Gentil, les destinations finales. Avec le produit de leur chasse, les braconniers se rendent à Lébamba où ils ont facilement des transports qui les acheminent à Libreville et à Port-Gentil. Les flux internationaux passent par les villages du département du Niari au Congo. De ces villages, une partie des trafiquants longe la frontière Gabon-Congo dans le sens Sud-Nord du côté congolais pour aller en Centrafrique. L’autre partie va à Brazzaville où il existe des circuits qui les mènent en RDC et au Rwanda.

La réussite des trafics n’est rendue possible qu’avec le concours de plusieurs complicités. La population locale du fait de leurs appartenances sociolinguistiques et de leurs relations, aident les trafiquants à emprunter les bonnes pistes dans la forêt pour déjouer la surveillance des gardes-frontières et les hébergent chez eux. À Lékindou par exemple, plusieurs pistes permettent aux ressortissants congolais en provenance des villages congolais comme Moupitou, Iloumboussiaweka, d’avoir un accès direct au village après avoir traversé la rivière Ngounié située à 21 kilomètres de Lékindou, par pirogue. Pour l’évacuation de l’or et des pointes d’ivoire, le mode opératoire est essentiellement celui du camouflage. Les braconniers et les contrebandiers, profitent du manque de vigilance, voire de la complicité de ces agents, pour dissimuler des objets dans leurs bagages. Les gendarmes, notamment, ne procèdent pas à des contrôles rigoureux des marchandises et se contentent généralement de palper les voyageurs contrôlés.

3. Discussion

3.1. Le site aurifère clandestin, un espace propice à d’autres activités illicites

L’orpaillage illégal est une réelle source de préoccupation pour l’autorité publique autant pour des enjeux environnementaux qu’économiques. Avec le développement anarchique de sites d’orpaillage illicite, l’État voit les retombées économiques d’une ressource stratégique lui échapper. Ce d’autant que « le poids du secteur minier dans le PIB (produit intérieur brut) global était de 3,1 % en 2016 contre 4,2 % en 2010, pour une contribution de la production aurifère évaluée à 0,16 % selon les données du ministère de l’Économie. [Cette] faiblesse [est] renforcée par l’exploitation illégale qui occasionne la sortie de plusieurs quantités d’or du pays […] »[9]. En somme, il est question de quelques 25 milliards de F CFA qui échappent chaque année au budget de l’État via les circuits de l’orpaillage illégal[10]. Mais si à l’échelle de l’État cette activité engendre indéniablement un déficit au budget, ceci n’est nullement le cas pour la population des villages et les orpailleurs. En effet, « les revenus issus de la vente de l’or permettent de subvenir aux besoins des familles » (Bohbot 2017 : 11). Une fois par semaine la plupart des habitants des campements d’orpaillage sortent de la forêt pour venir dans les villages s’alimenter en produits vivriers (conserves de sardine, bières, huile, etc.) ou de consommation courant (pétrole pour les lampes, savons, etc.). Cela permet aux commerçants de réaliser des bénéfices non négligeables. Si à Malinga et à Lébamba le commerce se déroule dans les marchés municipaux, à Lékindou et dans les autres villages, les produits sont exposés devant les devantures des maisons.

La dégradation environnementale est la conséquence la plus visible de l’activité d’orpaillage illégal comme cela a déjà été observé dans d’autres contextes. C’est le cas en Côte d’Ivoire où, du fait de l’activité de l’orpaillage, « le couvert végétal des sites est dégradé par l’action des fouilles. Les orpailleurs dégagent la végétation avant de creuser la terre. Dans cette logique, toutes les herbes et les arbres sont coupés. Ainsi, les sites d’orpaillage sont des terrains rendus nus sur des centaines de mètres » (Soko 2019 : 76). De même, l’orpaillage entraine la destruction de niches écologiques, épuise les ressources en eau, pollue les eaux de surfaces et/ou souterraines, dégrade le sol, etc. (Affessi et al. 2016 : 297-300). La destruction de l’environnement se fait même dans les aires protégées puisque le 8 février 2022, 16 orpailleurs illégaux furent surpris par les écogardes de l’agence nationale des parcs nationaux en flagrant délit d’orpaillage illégal au sein de l’aire protégée des Monts Birougou (Mbeng Essone 2022).

En sus des conséquences économiques et environnementales, les sites aurifères clandestins favorisent le développement d’autres activités illicites. Ils servent « de point de relais et de postes de ravitaillement à divers groupes de contrebande de toute sorte » (Ondo Ze, Ndong Ndong 2019). C’est ce que déclare également Kansoun (2018) pour qui, « hormis le fait que l’orpaillage occasionne d’énormes pertes pour les pays où il se développe du fait de la contrebande, l’activité est un nid à problèmes ». Ces observations sont également identifiables dans notre zone d’étude où sont recensés des mouvements de prostitution, de trafic de chanvre indien et de minutions. A Nzinzi, Moukouagna et Malinga par exemple, de nombreuses femmes, sous le couvert du commerce de manioc, de boissons et autres produits, se rendent dans les camps pour exercer la prostitution auprès des hommes des campements d’orpailleurs (Bitsaka Doumbou 2019 : 67).

3.2. Au-delà du braconnage et du trafic d’ivoire, un enjeu sécuritaire à la frontière sud du Gabon

Dans le monde, le braconnage et le trafic d’espèces sauvages s’accélèrent « à une cadence alarmante » (Sissler-Bienvenu, 2017). Dans ce processus, la dimension sécuritaire constitue l’autre principal enjeu lié aux activités interlopes. En effet, l’explosion du trafic des espèces sauvages pose d’importantes menaces en matière de sécurité (Anderson, Jooste, 2014). L’interface Gabon-Congo n’échappe pas à cette règle. La menace de liens avec des organisations criminelles fait craindre une mobilisation encore plus affirmée du territoire gabonais dans les réseaux transétatiques régionaux. Pour Lee White, ministre gabonais des eaux et forêts, il existe « une corrélation entre le trafic d’ivoire et l’insécurité […]. Il n’y aura pas de paix et de sécurité en Afrique sans protection des ressources naturelles » (Mounombou 2021). Aussi, l’accentuation de l’emprise de filières criminelles sur les flux au départ du Gabon via ce segment de la dyade Gabon-Congo affaiblirait un peu plus les autorités nationales dans ce pan de territoires déjà faiblement approprié.

Le braconnage, notamment celui des éléphants afin de contrebande d’ivoire fragilise la sécurité des États et des régions (Cattaruzza 2012 : 110). La lutte contre le braconnage, notamment dans les marges frontalières, constitue alors un impératif sécuritaire. Pour Sissler-Bienvenu (2017), « le braconnage et le trafic des animaux sauvages font partie des activités criminelles organisées transnationales les plus lucratives mêlant corruption, falsification de documents, blanchiment de capitaux, évasion fiscale, trafic d’armes, trafic de stupéfiants ». La contrebande de l’ivoire spécifiquement s’inscrit dans le registre de l’économie criminelle qui « rassemble usuellement des activités qui visent la production, la circulation, la commercialisation de produits interdits d’un point de vue moral ou légal dans des conditions de totale ou de relative clandestinité » (Peraldi 2007 : 111). Dans le cadre de mouvements transfrontaliers, « les agents de l’État constituent les pièces maîtresses d’un système de contournement de la frontière » (Bennafla 2014 : 1348). Même si, « du fait de leurs statuts, [les agents de l’administration gabonaise] sont presque toujours en retrait. Ils utilisent des hommes de main et des intermédiaires afin de se procurer l’ivoire. Le plus souvent commanditaires, ils sont à l’initiative de campagne de chasses pour lesquelles ils veillent à procurer armes et munitions. Rares sont les enquêtes ayant abouti à leur arrestation, mais nombreux sont les braconniers emprisonnés se disant être de simples intermédiaires » (Ondo Ze 2016 : 102-103).

Conclusion

La frontière sud du Gabon est le théâtre d’activités interlopes dont les plus importantes sont l’orpaillage clandestin, le braconnage des animaux et la contrebande d’ivoire. La multiplication de ces activités interlopes sur cette marge frontalière pose le problème de l’intégrité et de la sûreté de l’État d’autant plus que les acteurs de ces trafics bénéficient de la complicité de la population et des agents de l’administration. Sur le plan environnemental, en plus de la destruction de la forêt, les produits chimiques, notamment le mercure utilisé par les trafiquants constitue une source certaine de pollution des cours d’eau qui se situent autour des sites d’extraction de l’or. La prégnance de ces activités interlopes est significative des rapports de force ayant cours dans le système socio-écologique des Monts Birougou. Ce dernier est au cœur de convoitises de la part d’acteurs divers aux intérêts s’opposant à ceux de l’État. Cette situation sous-tend des enjeux majeurs. Au nombre desquels : des questions sécuritaires régionales, de maillage territorial et de contrôle de la frontière. In fine se pose encore la question de la réappropriation de ce pan du territoire et des ressources qu’il renferme par l’acteur public dont l’unique forme de matérialisation s’inscrit à travers la patrimonialisation environnementale via le parc national des monts Birougou. Toutefois, cette action connaît des limites certaines, face aux enjeux sécuritaires importants ayant cours au niveau de ce segment de la dyade que partagent le Gabon et le Congo.

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Auteurs

Christian WALI WALI
Enseignant-chercheur
Département de Géographie/CERGEP
Secrétaire permanent – CERGEP
Coordonnateur international – Groupe de recherche PoSTer (Daloa -CI)
Université Omar Bongo (Libreville – Gabon)
Courriel : cwalwal@yahoo.fr

Stéphane ONDO ZE
Docteur en Géographie
Université de Reims Champagne-Ardenne (France)
Correspondant international – Groupe de recherche PoSTer (Daloa -CI)
Courriel : ondozestephane13@gmail.com

Auteur correspondant

Christian WALI WALI
Courriel : cwalwal@yahoo.fr

© Édition électronique

URL – Revue Espaces Africains  : https://espacesafricains.org/
Courriel – Revue Espaces Africains : revue@espacesafricains.org
ISSN : 2957-9279
Courriel – Groupe de recherche PoSTer : poster_ujlog@espaces.africians.org
URL – Groupe PoSTer  : https://espacesafricains.org/poster/

© Éditeur

– Groupe de recherche Populations, Sociétés et Territoires (PoSTer) de l’UJLoG
– Université Jean Lorougnon Guédé (UJLoG) – Daloa (Côte d’Ivoire)

© Référence électronique

Christian Wali Wali & Stéphane ONDO ZE, « Les activités interlopes à la frontière sud du Gabon : Acteurs et enjeux », Revue Espaces Africains (En ligne), 2 | 2022 (Varia), Vol. 1, ISSN : 2957- 9279, mis en ligne, le 30 décembre 2022.

  1. Entretien réalisé le 10 septembre 2019.
  2. Entretien réalisé en septembre 2019 à Mouila.
  3. Convention de Ramsar signée en 1971 qui désigne une zone humide d’importance planétaire.
  4. Témoignage recueilli en septembre 2019.
  5. Information reçue d’un agent de la brigade de gendarmerie de Lékindou.
  6. Entretien réalisé avec le Directeur technique au siège de l’Agence nationale des parcs nationaux (Libreville) en août 2019.
  7. Interview du directeur technique de l’ANPN accordée à Médias 241 TV le 23 mars 2021.
  8. Entretien à la direction provinciale des eaux et forêts en août 2019.
  9. Directinfosgabon.com « Statistiques sur la production aurifère : La réplique de Jean-Marie Ogandaga à Christian Magnagna », publié le 6 janvier 2019.
  10. Interview du directeur technique de l’ANPN accordée à Médias 241 TV le 23 mars 2021.
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